Anna Karénine – Tome II

Chapitre 14

 

Le docteur dormait encore, et un domestique,absorbé par le nettoyage de ses lampes, déclara que son maîtres’étant couché tard avait défendu de l’éveiller.

Levine d’abord troublé finit par se décider àaller à la pharmacie, se promettant de rester calme, mais de nerien négliger pour atteindre son but, qui était d’emmener ledocteur. À la pharmacie, on commença par lui refuser de l’opiumavec autant d’indifférence que le domestique du docteur en avait euà réveiller son maître ; Levine insista, nomma le médecin quil’envoyait, la sage-femme, finit par obtenir le médicament, mais, àbout de patience, arracha la fiole des mains du pharmacien quil’étiquetait, l’enveloppait et la ficelait avec un soinexaspérant.

Le docteur dormait toujours, et cette fois sondomestique secouait les tapis. Résolu à garder son sang-froid,Levine tira alors un billet de dix roubles de son portefeuille, et,le mettant dans la main de l’inflexible serviteur, lui assura quePierre Dmitritch ne le gronderait pas, ayant promis de venir àtoute heure du jour ou de la nuit. Combien ce Pierre Dmitritch, siinsignifiant d’ordinaire, devenait aux yeux de Levine un personnageimportant !

Le domestique, que ces argumentsconvainquirent, ouvrit alors un salon d’attente, et bientôt onentendit dans la pièce voisine le docteur tousser et répondre qu’ilallait se lever. Trois minutes ne s’étaient pas écoulées queLevine, hors de lui, frappait à la porte de la chambre àcoucher.

« Pierre Dmitritch, au nom du ciel,excusez-moi, mais elle souffre depuis plus de deuxheures !

– Me voilà, me voilà, – répondit le docteur,et au son de sa voix Levine comprit qu’il souriait.

– Ces gens-là n’ont pas de cœur, pensa-t-il enentendant le docteur faire sa toilette : il peuttranquillement se peigner et se laver quand une question de vie oude mort s’agite peut-être en ce moment !

– Bonjour, Constantin Dmitritch, dit ledocteur en entrant paisiblement au salon ; que se passe-t-ildonc ? »

Levine commença aussitôt un récit long etcirconstancié, chargé d’une foule de détails inutiles, ens’interrompant à chaque instant pour presser le docteur departir ; aussi crut-il que celui-ci se moquait de luilorsqu’il proposa d’abord de prendre du café.

« Je vous comprends, ajouta le médecin ensouriant ; mais croyez-moi, rien ne presse, et nous autresmaris faisons triste figure dans ces cas-là. Le mari d’une de mesclientes se sauve d’habitude à l’écurie.

– Mais pensez-vous que cela se passebien ?

– J’ai tout lieu de le croire.

– Vous allez venir, n’est-ce pas ? ditLevine apercevant la domestique avec un plateau.

– Dans une petite heure.

– Au nom du ciel !

– Eh bien, laissez-moi prendre mon café et j’yvais tout de suite. »

Mais, en voyant le docteur procéderflegmatiquement à son déjeuner, Levine n’y tint plus.

« Je me sauve, dit-il ; jurez-moi devenir dans un quart d’heure.

– Accordez-moi une demi-heure.

– Parole d’honneur ? »

Levine trouva la princesse à la porte,arrivant de son côté, et tous deux se rendirent auprès de Kittyaprès s’être embrassés, les larmes aux yeux.

Depuis qu’en s’éveillant il avait compris lasituation, Levine, bien décidé à soutenir le courage de sa femme,s’était promis de renfermer ses impressions et de contenir son cœurà deux mains ; ignorant la durée possible de cette épreuve, ilcroyait s’être fixé un terme considérable en prenant la résolutionde tenir bon pendant cinq heures. Mais, quand en rentrant au boutd’une heure il trouva Kitty souffrant toujours, la crainte de nepouvoir résister au spectacle de ces tortures s’empara de lui, etil se prit à invoquer le ciel afin de ne pas défaillir. Cinq heuress’écoulèrent, l’état restait le même, et, le cœur déchiré, il vitsa terreur grandir avec les souffrances de Kitty ; peu à peules conditions habituelles de la vie disparurent, la notion dutemps cessa d’exister, et, selon que sa femme se cramponnaitfiévreusement à lui, ou qu’elle le repoussait avec un gémissement,les minutes lui semblaient des heures, ou les heures des minutes.Lorsque la sage-femme demanda de la lumière, il fut tout surpris devoir le soir arrivé. Comment cette journée avait-elle passé ?il n’aurait su le dire ; tantôt il s’était vu auprès de Kittyagitée et plaintive, puis calme, et presque souriante, cherchant àle rassurer ; il se trouvait ensuite auprès de la princesse,rouge d’émotion, ses boucles grises défrisées, et se mordant leslèvres pour ne pas pleurer ; il avait aussi vu Dolly, ledocteur fumant de grosses cigarettes, la sage-femme avec un visagesérieux mais rassurant, le vieux prince arpentant la salle à mangerd’un air sombre. Les entrées, les sorties, tout se confondait danssa pensée ; la princesse et Dolly se trouvaient avec lui dansla chambre de Kitty, puis tout à coup ils étaient tous transportésdans un salon où une table servie faisait son apparition. Onl’employait à remplir des commissions ; il déménageait avecprécaution des divans, des tables, et apprenait qu’il venait depréparer son propre lit pour la nuit. On l’envoyait demanderquelque chose au docteur, et celui-ci lui répondait et lui parlaitdes désordres impardonnables de la Douma [7] ; ilse transportait chez la princesse, décrochait une image sainte danssa chambre avec l’aide d’une vieille camériste, y brisait unepetite lampe, et entendait la vieille bonne le consoler de cetaccident, et l’encourager au sujet de sa femme. Comment tout celaétait-il arrivé ? Pourquoi la princesse lui prenait-elle lamain d’un air de compassion ? Pourquoi Dolly cherchait-elle àle faire manger avec forces raisonnements ? Pourquoi ledocteur lui-même lui offrait-il des pilules en le regardantgravement ?

Il se sentait dans le même état moral qu’un anauparavant, près du lit de mort de Nicolas ; l’attente de ladouleur, comme actuellement celle du bonheur, le transperçaitau-dessus du niveau habituel de l’existence à des hauteurs d’où ildécouvrait des sommets plus élevés encore, et son âme criait versDieu avec la même simplicité, la même confiance qu’au temps de sonenfance.

Sa vie, pendant ces longues heures, lui sembladédoublée ; une moitié se passait au pied du lit de Kitty,l’autre chez lui, dans son cabinet, à parler de chosesindifférentes ; et toujours un sentiment de culpabilités’emparait de lui lorsqu’un gémissement arrivait à sonoreille ; il se levait, courait alors vers sa femme, serappelait en chemin qu’il n’y pouvait rien, voulait l’aider, lasoutenir, et se reprenait à prier.

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