Anna Karénine – Tome II

Chapitre 13

 

Quelques mois auparavant, Levine n’aurait pascru possible de s’endormir paisiblement après une journée commecelle qu’il venait de passer ; mais on s’habitue à tout,surtout lorsqu’on voit les autres faire de même. Il dormait donctranquille, sans souci de ses dépenses exagérées, de son tempsgaspillé, de ses excès au club, de son absurde rapprochement avecun homme jadis amoureux de Kitty, et de sa visite, plus absurdeencore, à une personne qui, après tout, n’était, qu’une femmeperdue. Le bruit d’une porte qu’on entr’ouvrait le réveilla ensursaut ; Kitty n’était pas auprès de lui, et derrière leparavent qui divisait la chambre, il aperçut de la lumière.

« Qu’y a-t-il Kitty, est-cetoi ?

– Ce n’est rien, répondit celle-ciapparaissant une bougie à la main, et lui souriant d’un airsignificatif. Je me sens un peu souffrante.

– Quoi ? cela commence ?s’écria-t-il effrayé, cherchant ses vêtements pour s’habiller auplus vite.

– Non, non, ce n’est rien, c’est déjàpassé », dit-elle le retenant de ses deux mains ; ets’approchant du lit elle éteignit la bougie et se recoucha. Levineétait si fatigué que, malgré la frayeur qu’il avait éprouvée envoyant sa femme apparaître une lumière à la main, il se rendormitaussitôt ; quant aux pensées qui durent agiter cette chèreâme, tandis qu’elle restait ainsi couchée auprès de lui, dansl’attente du moment le plus solennel qui pût marquer la vie d’unefemme, il n’y réfléchit que plus tard. Vers sept heures, Kitty,partagée entre la crainte de l’éveiller et le désir de lui parler,finit par lui toucher l’épaule.

« Kostia, n’aie pas peur, ce n’est rien,mais je crois qu’il vaut mieux faire chercher LisavetaPetrovna. » Elle ralluma la bougie, et Levine l’aperçut assisedans son lit, s’efforçant de tricoter.

« Je t’en prie, ne t’effraye pas, je n’aipas peur du tout », dit-elle voyant l’air terrifié de sonmari, et elle lui prit la main pour la presser contre son cœur etses lèvres.

Levine sauta à bas du lit, enfila sa robe dechambre, et, toujours sans quitter sa femme des yeux, s’accabla desplus amers reproches en se rappelant la scène de la veille. Ce chervisage, ce regard, cette expression charmante qu’il aimait tant,lui apparurent sous un jour nouveau. Jamais cette âme candide ettransparente ne s’était ainsi dévoilée à lui, et, désespéré dedevoir s’en aller, il ne pouvait s’arracher, à la contemplation deces traits animés d’une joyeuse résolution.

Kitty aussi le regardait ; mais tout àcoup ses sourcils se plissèrent, elle attira son mari vers elle, etse serra contre sa poitrine, comme sous l’étreinte d’une vivedouleur. Le premier mouvement de Levine en voyant cette souffrancemuette fut encore de s’en croire coupable ; le regard plein detendresse de Kitty le rassura ; loin de l’accuser ellesemblait l’aimer davantage et, tout en gémissant, être fière desouffrir ; il sentit qu’elle atteignait à une hauteur desentiments qu’il ne pouvait comprendre.

« Va, dit-elle un moment après, je nesouffre plus ; amène-moi Lisaveta Petrovna, j’ai déjà envoyéchez maman. » Et à son grand étonnement Levine la vitreprendre son ouvrage après avoir sonné sa femme de chambre. Il latrouva marchant et prenant des dispositions pour l’arrangement desa chambre, lorsqu’il rentra après s’être habillé à la hâte etavoir fait atteler.

« Je vais chez le docteur, j’ai faitprévenir la sage-femme, ne faut-il rien de plus ? Ah oui,Dolly. »

Elle le regardait sans écouter et lui fit ungeste de la main.

« Oui, oui, va », fit-elle. Etpendant qu’il traversait le salon il crut entendre une plainte.

« C’est elle qui gémit ! »pensa-t-il, et se prenant la tête à deux mains il se sauva encourant. « Seigneur, ayez pitié de nous, pardonnez-nous,aidez-nous ! » disait-il du fond du cœur ; et, lui,l’incrédule, ne connaissant plus ni scepticisme ni doute, invoquaCelui qui tenait en son pouvoir son âme et son amour.

Le cheval n’était pas attelé ; pour nepas perdre de temps et occuper ses forces et son attention, ilpartit à pied donnant l’ordre au cocher de le suivre.

Au coin de la rue il aperçut un petit traîneaud’isvoschik arrivant au trot de son maigre cheval, et amenantLisaveta Petrovna en manteau de velours, la tête enveloppée d’unchâle.

« Dieu merci ! » murmura-t-il,apercevant avec bonheur le visage blond de la sage-femme devenusérieux et grave. Il courut au-devant de l’isvoschik etl’arrêta.

« Pas plus de deux heures ? ditLisaveta Petrovna ; alors ne pressez pas trop le docteur etprenez en passant de l’opium à la pharmacie.

– Vous croyez que tout se passera bien ?demanda-t-il. Que Dieu nous aide ! » Et, voyant arriverson cocher, il monta en traîneau et se rendit chez le docteur.

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