Anna Karénine – Tome II

Chapitre 10

 

Elle s’avança vers lui et ne dissimula pas leplaisir que lui causait sa visite ; avec l’aisance et lasimplicité d’une femme du meilleur monde, elle lui tendit unepetite main énergique, le présenta à Varkouef et lui nomma la jeunefille assise avec son ouvrage près de la table.

« Je suis très heureuse de faire votreconnaissance, car il y a longtemps que vous ne m’êtes plus unétranger, grâce à Stiva et à votre femme. Je n’oublierai jamaisl’impression que celle-ci m’a faite ; on ne peut comparercette charmante personne qu’à une jolie fleur ; et j’apprendsqu’elle sera bientôt mère ? »

Elle parlait sans se presser, regardant tour àtour Levine et son frère, et mettant son nouveau visiteur à l’aise,comme s’ils se fussent connus depuis leur enfance.

Oblonsky lui demanda si on pouvait fumer.

« C’est pour cela que nous nous sommesréfugiés dans le cabinet d’Alexis », répondit-elle en avançantun porte-cigarettes d’écaille à Levine, après y avoir pris unecigarette.

« Comment vas-tu aujourd’hui ? ditStiva.

– Pas mal ; un peu nerveuse, commetoujours.

– N’est-ce pas qu’il est beau ? ditStépane Arcadiévitch, remarquant l’admiration de Levine pour leportrait.

– Je n’ai rien vu de plus parfait.

– Ni de plus ressemblant », ajoutaVarkouef.

Le visage d’Anna brilla d’un éclat toutparticulier lorsque, pour comparer le portrait à l’original, Levinela regarda attentivement ; celui-ci rougit, et pour cacher sontrouble demanda à Mme Karénine quand elle avait vuDolly.

« Dolly ? je l’ai vue avant-hier,très montée contre les professeurs de Grisha au gymnase, qu’elleaccuse d’injustice ; nous causions tout à l’heure avecM. Varkouef des tableaux de Votchenko ; lesconnaissez-vous ?

– Oui, » répondit Levine, et laconversation s’engagea sur les nouvelles écoles de peinture et surles illustrations qu’un peintre français venait de faire de laBible. Anna causait avec esprit, mais sans aucune prétention,s’effaçant volontiers pour faire briller les autres, et, au lieu dese torturer comme il l’avait fait le matin, Levine trouva agréableet facile soit de parler, soit d’écouter. À propos du réalismeexagéré que Varkouef reprochait à la peinture française, Levine fitremarquer que le réalisme était une réaction, jamais la conventiondans l’art n’ayant été poussée aussi loin qu’en France.

« Ne plus mentir devient de lapoésie », dit-il, et il se sentit heureux de voir Anna rire enl’approuvant.

« Ce que vous dites là caractériseégalement la littérature, reprit-elle, Zola, Daudet ; il enest peut-être toujours ainsi : on commence par rêver des typesimaginaires, un idéal de convention, mais, les combinaisons faites,ces types paraissent ennuyeux et froids, et l’on retombe dans lenaturel.

– C’est juste, dit Varkouef.

– Ainsi vous venez du club ? » ditAnna à son frère, se penchant vers lui pour lui parler à voixbasse.

« Voilà une femme ! » pensaLevine absorbé dans la contemplation de cette physionomie mobile,qui en causant avec Stiva exprimait tour à tour la curiosité, lacolère et la fierté ; mais l’émotion d’Anna futpassagère ; elle ferma les yeux à demi comme pour recueillirses souvenirs, et, se tournant vers la petite Anglaise :

« Please, order the tea in thedrawing-room », dit-elle.

L’enfant se leva et sortit.

« A-t-elle bien passé son examen ?demanda Stépane Arcadiévitch.

– Parfaitement ; c’est une jeune fillepleine de moyens et d’un naturel charmant.

– Tu finiras par la préférer à ta proprefille.

– Voilà bien un jugement d’homme !Peut-on comparer ces deux affections ? J’aime ma fille d’unefaçon, celle-ci d’une autre.

– Ah ! si Anna Arcadievna voulaitdépenser au profit d’enfants russes la centième partie del’activité qu’elle consacre à cette petite Anglaise, quels servicesson énergie ne rendrait-elle pas ! Elle accomplirait degrandes choses.

– Que voulez-vous ? cela ne se commandepas. Le comte Alexis Kyrilovitch (elle regarda Levine d’un airtimide en prononçant ce nom, et celui-ci lui répondit par un regardapprobateur et respectueux) m’a fort encouragée à visiter lesécoles à la campagne ; j’ai essayé, mais n’ai jamais pu m’yintéresser. Vous parlez d’énergie ? mais la base de l’énergie,c’est l’amour, et l’amour ne se donne pas à volonté. Je serais fortembarrassée de vous dire pourquoi je me suis attachée à cettepetite Anglaise, je n’en sais rien. »

Elle regarda encore Levine comme pour luiprouver qu’elle ne parlait que dans le but d’obtenir sonapprobation, sûre d’avance cependant qu’ils se comprenaient.

« Combien je suis de votre avis, s’écriacelui-ci : on ne saurait mettre son cœur dans ces questionsscolaires ; aussi les institutions philanthropiquesrestent-elles généralement lettre morte.

– Oui, dit Anna après un moment de silence, jen’ai jamais réussi à aimer tout un ouvroir de vilaines petitesfilles, je n’ai pas le cœur assez large ; pas même maintenantoù j’aurais tant besoin d’occupation ! » ajouta-t-elled’un air triste et en s’adressant à Levine, quoiqu’elle parlât àson frère. Puis, fronçant le sourcil, comme pour se reprocher cettedemi-confidence, elle changea de conversation.

« Vous avez la réputation d’être un assezmédiocre citoyen, dit-elle en souriant à Levine, mais je vous aitoujours défendu.

– De quelle façon ?

– Cela dépendait des attaques. Mais si nousallions prendre le thé, fit-elle en se levant et prenant un livrerelié sur la table.

– Donnez-le-moi, Anna Arcadievna, dit Varkouefen montrant le livre.

– Non, c’est trop peu de chose.

– Je lui en ai parlé, murmura StépaneArcadiévitch en désignant Levine.

– Tu as eu tort, mes écrits ressemblent à cespetits ouvrages faits par des prisonniers, qu’on nous vendaitjadis ; ce sont des œuvres de patience… » Levine futfrappé du besoin de sincérité de cette femme remarquable, commed’un charme de plus ; elle ne voulait pas dissimuler lesépines de sa situation, et ce beau visage prit une expression gravequi l’embellit encore. Levine jeta un dernier coup d’œil aumerveilleux portrait, tandis qu’Anna prenait le bras de son frère,et un sentiment de tendresse et de pitié s’empara de lui.Mme Karénine laissa les deux hommes passer ausalon, et resta en arrière pour causer avec Stiva. De quoi luiparlait-elle ? Du divorce ? De Wronsky ? Levine émun’entendit rien de ce que lui raconta Varkouef sur le livre écritpar la jeune femme. On causa pendant le thé ; les sujetsintéressants ne tarissaient pas, et tous les quatre semblaientdéborder d’idées ; mais on s’arrêtait pour laisser parler sonvoisin, et tout ce qui se disait prenait pour Levine un intérêtspécial. Il écoutait Anna, admirait son intelligence, la culture deson esprit, son tact, son naturel, et cherchait à pénétrer lesreplis de sa vie intime, de ses sentiments. Lui, si prompt à lajuger et si sévère jadis, ne songeait plus qu’à l’excuser, et lapensée qu’elle n’était pas heureuse, et que Wronsky ne lacomprenait pas, lui serrait le cœur. Il était plus de onze heureslorsque Stépane Arcadiévitch se leva pour partir ; Varkouefles avait déjà quittés depuis quelque temps. Levine se leva aussi,mais à regret ; il croyait être là depuis un momentseulement !

« Adieu, lui dit Anna en retenant une deses mains dans les siennes avec un regard qui le troubla. Je suiscontente que la glace soit rompue. Dites à votre femme que jel’aime comme autrefois, et si elle ne peut me pardonner masituation, dites-lui combien je souhaite que jamais elle ne vienneà la comprendre. Pour pardonner, il faut avoir souffert, et queDieu l’en préserve !

– Je le lui dirai », répondit Levine enrougissant.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer