Anna Karénine – Tome II

Chapitre 12

 

Levine avança à grands pas sur la route, sousl’empire d’une sensation toute nouvelle ; les paroles dupaysan avaient produit dans son âme l’effet d’une étincelleélectrique, et l’essaim d’idées vagues, obscures, qui n’avait cesséde le posséder, même en parlant de la location de son champ, semblase condenser pour remplir son cœur d’une inexplicable joie.

« Ne pas vivre pour soi, mais pourDieu !… Quel Dieu ? N’est-il pas insensé de prétendre quenous ne devions pas vivre pour nous, c’est-à-dire pour ce qui nousplaît et nous attire, mais pour Dieu, que personne ne comprend etne sauvait définir ?… Cependant, ces paroles insensées, je lesai comprises, je n’ai pas douté de leur vérité, je ne les aitrouvées ni fausses ni obscures,… je leur ai donné le même sens quece paysan, et n’ai peut-être jamais rien compris aussiclairement.

« Fedor prétend que Mitiouck vit pour sonventre ; je sais ce qu’il entend par là ; nous tous,êtres de raison, nous vivons de même. Mais Fedor dit aussi qu’ilfaut vivre pour Dieu, selon la vérité, et je le comprendségalement… Moi, et des millions d’hommes, riches et pauvres, sageset simples, dans le passé comme dans le présent, nous sommesd’accord sur un point : c’est qu’il faut vivre pour le« bien ». – La seule connaissance claire, indubitable,absolue, que nous possédions est celle-là, – et ce n’est pas par leraisonnement que nous y parvenons, – car le raisonnement l’exclut,parce qu’elle n’a ni cause ni effet. Le « bien », s’ilavait une cause, cesserait d’être le bien, tout comme s’il avaitune sanction, – une récompense…

« Ceci, je le sais, nous le savonstous.

« Et moi qui cherchais un miracle pour meconvaincre ? – Le voilà, le miracle, je ne l’avais pasremarqué, tandis qu’il m’enserre de toutes parts !… En peut-ilêtre de plus grand ?…

« Aurais-je vraiment trouvé la solutionde mes doutes ? Vais-je cesser de souffrir ? » etLevine suivit la route poudreuse, insensible à la fatigue et à lachaleur ; suffoqué par l’émotion, et n’osant croire ausentiment d’apaisement qui pénétrait son âme, il s’éloigna du grandchemin pour s’enfoncer dans les bois et s’y étendre à l’ombre d’untremble, sur l’herbe touffue. – Là, découvrant son front baigné desueur, il poursuivit le cours de ses réflexions, tout en examinantles mouvements d’un insecte qui gravissait péniblement la tiged’une plante.

« Il faut me recueillir, résumer mesimpressions, comprendre la cause de mon bonheur…

« J’ai cru jadis qu’il s’opérait dans moncorps, comme dans celui de cet insecte, une évolution de lamatière, conformément à certaines lois physiques, chimiques etphysiologiques : évolution, lutte incessante, qui s’étend àtout, aux arbres, aux nuages, aux nébuleuses… Mais à quoiaboutissait cette évolution ? La lutte avec l’infiniétait-elle possible ?… Et je m’étonnais, malgré de suprêmesefforts, de ne rien trouver dans cette voie qui me dévoilât le sensde ma vie, de mes impulsions, de mes aspirations… Ce sens, il estpourtant si vif et si clair en moi qu’il fait le fond même de monexistence ; et lorsque Fedor m’a dit : « Vivre pourDieu et son âme », – je me suis réjoui autant qu’étonné de lelui voir définir. Je n’ai rien découvert, je savais déjà…, j’aisimplement reconnu cette force qui autrefois m’a donné la vie et mela rend aujourd’hui. Je me sens délivré de l’erreur… Je vois monmaître !… »

Et il se remémora le cours de ses penséespendant les deux dernières années, du jour où l’idée de la mortl’avait frappé à la vue de son frère malade. C’est alors qu’ilavait clairement compris que l’homme, n’ayant d’autre perspectiveque la souffrance, la mort et l’oubli éternel, il devait, souspeine de se suicider, arriver à s’expliquer le problème del’existence, de façon à ne pas y voir la cruelle ironie de quelquegénie malfaisant. Mais, sans réussir à se rien expliquer, il nes’était pas tué, s’était marié, et avait connu des joies nouvelles,qui le rendaient heureux quand il ne creusait pas ces penséestroublantes.

« Que prouvait cette inconséquence ?Qu’il vivait bien, tout en pensant mal. Sans le savoir, il avaitété soutenu par ces vérités de la foi sucées avec le lait, que sonesprit méconnaissait. Maintenant il comprenait tout ce qu’il leurdevait…

« Que serais-je devenu si je n’avais suqu’il fallait vivre pour Dieu, et non pour la satisfaction de mesbesoins ? J’aurais volé, menti, assassiné… Aucune des joiesque la vie me donne n’aurait existé pour moi… J’étais à larecherche d’une solution que la réflexion ne peut résoudre, n’étantpas à la hauteur du problème ; la vie seule, avec laconnaissance innée du bien et du mal, m’offrait une réponse. Etcette connaissance, je ne l’ai pas acquise, je n’aurais su où laprendre, elle m’a été donnée comme tout le reste. Leraisonnement m’aurait-il jamais démontré que je devais aimer monprochain au lieu de l’étrangler ? – Si, lorsqu’on me l’aenseigné dans mon enfance, je l’ai aisément cru, c’est que je lesavais déjà. L’enseignement de la raison, c’est la lutte pourl’existence, cette loi qui exige que tout obstacle àl’accomplissement de nos désirs soit écrasé ; la déduction estlogique, – tandis qu’il n’y a rien de raisonnable à aimer sonprochain. Ô orgueil et sottise, pensa-t-il, ruse del’esprit !… oui, ruse et scélératesse del’esprit !… »

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