Anna Karénine – Tome II

Chapitre 1

 

Deux mois s’étaient écoulés, et, quoiqu’on eûtatteint la moitié de l’été Serge Ivanitch n’avait pas encore quittéMoscou pour prendre son temps de repos habituel à la campagne. Unévénement important venait de s’accomplir pour lui, la publicationd’un livre sur les formes gouvernementales en Europe et en Russie,fruit d’un labeur de six ans. L’introduction, ainsi que quelquesfragments de cet ouvrage, avaient déjà paru dans des revues ;mais, quoique son travail n’eût plus l’attrait de la nouveauté,Serge Ivanitch s’attendait néanmoins à ce qu’il fît sensation.

Des semaines se passèrent cependant sansqu’aucune émotion vînt agiter le monde littéraire. Quelques amis,hommes de science, parlèrent à Kosnichef de son livre, parpolitesse, mais la société proprement dite était préoccupée dequestions trop différentes, pour accorder la moindre attention àune publication de ce genre ; quant aux journaux, la seulecritique qui parût dans une feuille sérieuse fut de nature àmortifier l’auteur.

Cet article n’était qu’un choix de citations,habilement combinées pour démontrer que le livre entier, avec seshautes prétentions, n’offrait qu’un tissu de phrases pompeuses, quine semblaient pas toujours intelligibles, ainsi que le témoignaientles fréquents points d’interrogation du critique ; le plusdur, c’est que celui-ci, quoique médiocrement instruit, était trèsspirituel.

Serge Ivanitch, malgré sa bonne foi, ne songeapas un instant à vérifier la justesse de ces remarques ; ilcrut à une vengeance, et se rappela avoir rencontré l’auteur del’article chez son libraire, et avoir relevé l’ignorance d’une deses observations.

Au mécompte de voir le travail de six annéespasser ainsi inaperçu, se joignait pour Kosnichef une sorte dedécouragement causé par l’oisiveté, qui succédait pour lui à lapériode d’agitation, due à la publication de son livre.Heureusement l’attention publique se portait en ce moment vers laquestion slave, avec un enthousiasme qui gagnait les meilleursesprits. Kosnichef avait trop de sens pour ne pas reconnaître quecet entraînement présentait des côtés puérils, et qu’il offrait detrop nombreuses occasions aux personnalités vaniteuses de se mettreen évidence ; il ne professait pas non plus une confianceabsolue dans les récits exagérés des journaux ; mais il futtouché par le sentiment unanime de sympathie ressenti par toutesles classes de la société pour l’héroïne des Serbes et desMonténégrins. Cette manifestation de l’opinion publique lefrappa.

« Le sentiment national, disait-il,pouvait enfin se produire au grand jour », et plus il étudiaitce mouvement dans son ensemble, plus il lui découvrait desproportions grandioses, destinées à marquer dans l’histoire de laRussie. Son livre et ses déceptions furent oubliés ! et il seconsacra si complètement à l’œuvre commune, qu’il atteignait lamoitié de l’été sans avoir pu se dégager assez complètement de sesnouvelles occupations pour aller à la campagne. Il résolut, coûteque coûte, de s’accorder une quinzaine de jours pour se plongerdans la vie des champs, afin d’assister aux premiers signes de ceréveil national, auquel la capitale et toutes les grandes villes del’empire croyaient fermement.

Katavasof profita de l’occasion pour tenir lapromesse qu’il avait faite à Levine de venir chez lui, et les deuxamis se mirent en route le même jour.

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