Anna Karénine – Tome II

Chapitre 6

 

Serge Ivanitch, ne sachant pas quand il luiserait possible de partir, n’avait pas voulu s’annoncer à l’avancepar le télégraphe ; il fut donc obligé de se contenter d’untarantass de louage trouvé à la station ; aussi son compagnonet lui atteignirent-ils Pakrofsky, vers midi, noirs depoussière.

Kitty, du balcon où elle était assise avec sonpère et sa sœur, reconnut son beau-frère et courut au-devant desvoyageurs.

« Vous devriez rougir d’arriver ainsisans nous prévenir, dit-elle en tendant son front à SergeIvanitch.

– Vous voyez que nous avons pu éviter de vousdéranger. Et voilà notre ami Michel Somenitch que je vousamène.

– Ne me confondez pas avec un nègre, dit enriant Katavasof ; quand je serai lavé, vous verrez que j’aifigure humaine, – et ses dents blanches brillaient dans sa figureempoussiérée.

– Kostia va être bien content ; il est àla ferme, mais il ne tardera pas à rentrer.

– Toujours à ses affaires, tandis que nousautres ne connaissons plus que la guerre de Serbie ! Je suiscurieux de connaître l’opinion de mon ami à ce sujet ; il nedoit pas évidemment penser comme tout le monde.

– Mais je crois que si, répondit Kitty, un peuconfuse, regardant Serge Ivanitch. Je vais le faire chercher. Nousavons papa pour le moment, qui revient de l’étranger. »

Et la jeune femme, profitant de la liberté demouvements dont elle avait si longtemps été privée, se hâtad’installer ses hôtes, de faire prévenir son mari, et de courirauprès de son père resté sur la terrasse.

« C’est Serge Ivanitch qui nous amène leprofesseur Katavasof.

– Oh ! par cette chaleur ! que cesera lourd !

– Du tout, papa, il est très aimable et Kostial’aime beaucoup. Va les entretenir, chère amie, dit-elle à sa sœur,pendant que je cours auprès du petit ; comme un fait exprès,je ne l’ai pas nourri depuis ce matin, il doit s’impatienter. Cesmessieurs ont rencontré Stiva à la gare. »

Le lien qui unissait la mère à l’enfantrestait encore si intime qu’elle devinait les besoins de son filsavant même d’avoir entendu son vigoureux cri d’impatience.

Kitty hâta le pas.

« Donnez-le-moi, donnez vite »,dit-elle, aussi impatientée que son nourrisson, et gourmandant labonne qui s’attardait à attacher le bonnet de l’enfant.

Enfin, après un dernier cri désespéré deMitia, qui, dans sa hâte de téter, ne savait plus par où s’yprendre, la mère et l’enfant, calmés tous deux, respirèrent, etKitty sourit en voyant son fils lui jeter un regard presque rusésous son bonnet tandis qu’il gonflait en mesure ses petitesjoues.

« Croyez-moi, Catherine Alexandrovna, mapetite mère, il me connaît, dit la vieille Agathe Mikhaïlovna qu’onne pouvait tenir éloignée de la chambre de l’enfant.

– C’est impossible ; s’il vousconnaissait, il me connaîtrait bien aussi », répondit Kitty ensouriant. Mais, malgré cette dénégation, elle savait, au fond deson âme, combien ce petit être comprenait de choses ignorées dureste du monde, et auxquelles sa mère n’aurait rien compris sanslui. Pour tous, surtout pour son père, Mitia était une petitecréature humaine à laquelle il ne fallait que des soinsphysiques ; pour sa mère, c’était un être doué de facultésmorales, et elle en aurait eu long à raconter sur leurs rapports decœur.

« Vous verrez bien quand il seréveillera, insista la vieille femme.

– C’est bon, c’est bon, mais pour le momentlaissez-le s’endormir. »

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