Anna Karénine – Tome II

Chapitre 8

 

Cette première période de délivrance morale etde retour à la santé fut pour Anna une époque de joieexubérante ; l’idée du mal dont elle était cause ne parvintpas à empoisonner son ivresse. Ne devait-elle pas à ce malheur unbonheur assez grand pour effacer tout remords ? Aussi n’yarrêtait-elle pas sa pensée. Les événements qui avaient suivi samaladie, depuis sa réconciliation avec Alexis Alexandrovitchjusqu’à son départ de la maison conjugale, lui paraissaient uncauchemar maladif, dont son voyage, seule avec Wronsky, l’avaitdélivrée. Pourquoi revenir sur ce terrible souvenir ?« Après tout, se disait-elle, et ce raisonnement lui donnaitun certain calme de conscience, le tort que j’ai causé à cet hommeétait fatal, inévitable, mais du moins je ne profiterai pas de sonmalheur. Puisque je le fais souffrir, je souffrirai aussi ; jerenonce à tout ce que j’aime, à tout ce que j’apprécie le plus aumonde, mon fils et ma réputation. Puisque j’ai péché, je ne mériteni le bonheur ni le divorce, et j’accepte la honte ainsi que ladouleur de la séparation. »

Anna était sincère en raisonnant de lasorte ; mais au fond jusqu’ici elle n’avait connu ni cettesouffrance ni cette honte qu’elle se croyait prête à subir commeune expiation. Wronsky et elle évitaient tous deux, depuis qu’ilsétaient à l’étranger, des rencontres qui auraient pu les placerdans une situation fausse : les quelques personnes aveclesquelles ils étaient entrés en relations, avaient feint decomprendre leur position mieux qu’ils ne la comprenaient eux-mêmes.Quant à la séparation d’avec son fils, Anna s’en souffrait pasencore cruellement : passionnément attachée à sa petite fille,une enfant ravissante, elle ne pensait que rarement à Serge.

Plus elle vivait avec Wronsky, plus il luidevenait cher ; sa présence continuelle était un enchantementtoujours nouveau. Chacun des traits de son caractère lui semblaitbeau ; tout, jusqu’à son changement de tenue, depuis qu’ilavait quitté l’uniforme, lui plaisait comme à une enfant éperdumentamoureuse. Chacune de ses paroles, de ses pensées, portait unvéritable cachet de grandeur et de noblesse. Elle s’effrayaitpresque de cette admiration excessive et n’osait la lui avouer, decrainte qu’en lui faisant constater ainsi sa propre infériorité ilne se détachât d’elle, et rien ne lui semblait terrible commel’idée de perdre son amour. Cette terreur, du reste, n’étaitnullement justifiée par la conduite de Wronsky : jamais il netémoignait le moindre regret d’avoir sacrifié à sa passion unecarrière dans laquelle il eût certainement joué un rôleconsidérable ; jamais, non plus, il ne s’était montré aussirespectueux, aussi préoccupé de la crainte qu’Anna souffrit de saposition. Lui, cet homme si absolu, n’avait pas de volonté devantelle, et ne cherchait qu’à deviner ses moindres désirs. Commentn’aurait-elle pas été reconnaissante, et n’aurait-elle pas senti leprix d’attentions aussi constantes ? Parfois cependant elleéprouvait involontairement une certaine lassitude à se trouverl’objet de cette incessante préoccupation.

Quant à Wronsky, malgré la réalisation de sesplus chers désirs, il n’était pas pleinement heureux. Éternelleerreur de ceux qui croient trouver leur satisfaction dansl’accomplissement de tous leurs vœux, il ne possédait que quelquesparcelles de cette immense félicité rêvée par lui. Un moment, quandil s’était vu libre de ses actions et de son amour, son bonheuravait été complet ; – mais bientôt une certaine tristesses’empara de lui. Il chercha, presque sans s’en douter, un nouveaubut à ses désirs, et prit des caprices passagers pour desaspirations sérieuses.

Employer seize heures de la journée àl’étranger, hors du cercle de devoirs sociaux qui remplissaient savie à Pétersbourg, n’était pas aisé. Il ne fallait plus penser auxdistractions qu’il avait pratiquées dans ses précédentsvoyages ; un projet de souper avec des amis avait provoquéchez Anna un véritable accès de désespoir ; il ne pouvait pasrechercher les relations russes ou indigènes, et, quant auxcuriosités du pays, outre qu’il les connaissait déjà, il n’yattachait pas, en qualité de Russe et d’homme d’esprit,l’importance excessive d’un Anglais.

Comme un animal affamé se précipite sur lanourriture qui lui tomba sous la dent, Wronsky se jetait doncinconsciemment sur tout ce qui pouvait lui servir de pâture,politique, peinture, livres nouveaux.

Il avait, dans sa jeunesse, montré desdispositions pour la peinture, et, ne sachant que faire de sonargent, s’était composé une collection de gravures. Ce fut à l’idéede peindre qu’il s’arrêta, afin de donner un aliment à sonactivité. Le goût ne lui manquait pas, et il y joignait un dond’imitation qu’il confondait avec des facultés artistiques. Tousles genres lui étaient bons : peinture historique oureligieuse, paysage, il se croyait capable de tout aborder. Il nerecherchait pas l’aspiration directement dans la vie, dans lanature, car il ne comprenait l’une et l’autre qu’entrevues àtravers les incarnations de l’art, mais il exécutait assezfacilement des pastiches passables. L’école française, dans sesœuvres gracieuses et décoratives, exerçant sur lui une certaineséduction, il commença un portrait d’Anna dans ce goût. Elleportait le costume italien, et tous ceux qui virent ce portrait enparurent aussi contents que l’auteur lui-même.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer