Anna Karénine – Tome II

Chapitre 1

 

Les Levine étaient à Moscou depuis deux mois,et le terme fixé par les autorités compétentes pour la délivrancede Kitty se trouvait dépassé sans que rien fît présager undénouement prochain ; aussi commençait-on à se préoccuper dansl’entourage de la jeune femme. Tandis que Levine voyait approcherle moment fatal avec terreur, Kitty gardait tout son calme ;cet enfant qu’elle attendait existait déjà pour elle ; ilmanifestait même son indépendance en la faisant parfoissouffrir ; mais cette douleur étrange et inconnue n’amenaitqu’un sourire sur ses lèvres ; elle sentait naître en son cœurun amour nouveau. Jamais son bonheur ne lui avait paru aussicomplet, jamais elle ne s’était sentie plus gâtée, plus choyée detous les siens : pourquoi aurait-elle hâté de ses vœux la find’une situation qu’on savait lui rendre si douce ? Le seulcôté fâcheux qu’elle constatât dans leur vie moscovite était lechangement survenu dans le caractère de son mari : elle letrouvait inquiet, ombrageux, oisif, agité sans but ; était-cel’homme qu’elle avait connu toujours utilement occupé à lacampagne, et dont elle admirait la dignité tranquille et lacordiale hospitalité ? Elle ne le reconnaissait plus et cettetransformation lui causait, un sentiment voisin de la pitié. Lajeune femme était seule du reste à éprouver cette compassion, carelle s’avouait que rien dans son mari n’excitait la commisération,et quand elle se plaisait à étudier l’effet qu’il produisait ensociété, c’était plutôt sa jalousie qui risquait d’être mise enéveil. Mais, tout en reprochant à Levine son incapacité às’accommoder d’une existence nouvelle, Kitty reconnaissait queMoscou lui offrait peu de ressources. Quelles occupationspouvait-il s’y créer ? Il n’aimait ni les cartes ni lacompagnie des viveurs comme Oblonsky, ce dont elle rendait grâcesau ciel ; le monde ne l’amusait pas : pour s’y plaire ilaurait dû rechercher la société des femmes ; que luirestait-il donc en dehors du corde monotone de la famille ?Levine avait bien songé à terminer son livre, et commencé desrecherches dans les bibliothèques publiques, mais il avoua à Kittyqu’il se déflorait à lui-même l’intérêt de son travail lorsqu’il enparlait, et d’ailleurs le temps lui manquait pour rien faire desérieux.

Les conditions particulières de leur vie deMoscou eurent en revanche un résultat inattendu, celui de fairecesser leurs querelles ; la crainte que tous deux avaientéprouvée de voir renaître des scènes de jalousie se trouva vaine,même à la suite d’un incident imprévu, la rencontre de Wronsky.Kitty, en compagnie de son père, le rencontra un jour chez samarraine la princesse Marie Borissowna. En retrouvant ces traitsautrefois si connus, elle sentit son cœur battre à l’étouffer, etson visage devenir pourpre ; mais ce fut le seul reprochequ’elle eut à s’adresser, car son émotion ne dura qu’une seconde.Le vieux prince se hâta d’entamer une discussion animée avecWronsky, et l’entretien n’était pas achevé que Kitty aurait pusoutenir la conversation elle-même sans que son sourire oul’intonation de sa voix eût prêté aux critiques de son mari, dontelle subissait l’invisible surveillance. Elle échangea quelquesmots avec Wronsky, sourit lorsqu’il appela l’assemblée de Kachine« notre parlement », pour montrer qu’elle comprenait laplaisanterie, puis s’adressa à la vieille princesse, et ne tournala tête que lorsque Wronsky se leva pour partir : elle luirendit alors son salut simplement et poliment.

Le vieux prince ne fit, en sortant, aucuneremarque sur cette rencontre ; mais Kitty comprit à une nuanceparticulière de tendresse qu’il était content d’elle, et lui futreconnaissante de son silence. Elle aussi était satisfaite d’avoirété maîtresse de ses sentiments au point de revoir Wronsky presqueavec indifférence.

« J’ai regretté ton absence, dit-elle àson mari en lui racontant cette entrevue, ou du moins j’auraisvoulu que tu pusses me voir par le trou de la serrure, car devanttoi je serais devenue trop rouge, et n’aurais peut-être pasconservé mon aplomb ; vois comme je rougismaintenant ! »

Et Levine, d’abord plus rouge qu’elle, etl’écoutant d’un air sombre, se calma devant le regard sincère de safemme, et lui fit, comme elle le désirait, quelques questions. Ildéclara même qu’à l’avenir il ne se conduirait plus aussi sottementqu’aux élections, et ne fuirait plus Wronsky.

« C’est un sentiment si pénible que decraindre la vue d’un homme et de le considérer comme unennemi », dit-il.

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