Anna Karénine – Tome II

Chapitre 5

 

Parmi les ballots entassés sur le quai desmarchandises, Wronsky marchait comme un fauve dans sa cage, sur unétroit espace où il ne pouvait faire qu’une vingtaine de pas ;les mains enfoncées dans les poches de son paletot, il passa devantSerge Ivanitch sans avoir l’air de le reconnaître ; maiscelui-ci était au-dessus de toute susceptibilité ; Wronskyremplissait selon lui une grande mission, il devait être soutenu etencouragé. Kosnichef s’approcha donc, et le comte, ayant fixé lesyeux sur lui, s’arrêta et lui tendit cordialement la main.

« Vous préfériez peut-être ne pas mevoir ? mais vous excuserez mon insistance : je tenais àvous offrir mes services, dit Serge Ivanitch.

– Personne ne peut me faire moins de mal àvoir que vous, répondit Wronsky ; pardonnez-moi, la viem’offre si peu de côtés agréables.

– Je le conçois ; cependant une lettrepour Ristitch ou pour Milan vous serait peut-être de quelqueutilité ? continua Kosnichef frappé de la profonde souffrancequ’exprimait le visage du comte.

– Oh non ! répondit celui-ci, faisanteffort pour comprendre. Voulez-vous que nous marchions unpeu ? ces wagons sont si étouffants ! Une lettre ?non, merci ! en a-t-on besoin pour se faire tuer ?…peut-être aux Turcs dans ce cas-là… ajouta-t-il souriant du boutdes lèvres, tandis que son regard gardait la même expression dedouleur amère.

– Il vous serait plus facile d’entrer enrelations avec des hommes préparés pour l’action. Au reste, faitescomme vous l’entendez, mais je voulais vous dire combien j’ai étéheureux d’apprendre la décision que vous avez prise ; vousrelèverez dans l’opinion publique ces volontaires si attaqués.

– Mon seul mérite, répondit Wronsky, est de nepas tenir à la vie ; quant à l’énergie, je sais qu’elle ne mefera pas défaut, et c’est un soulagement pour moi que d’appliquer àun but utile cette existence qui m’est à charge… et il fit un gested’impatience causé par la douleur de sa dent malade.

– Vous allez renaître à une vie nouvelle, fitSerge Ivanitch touché, permettez-moi de vous le prédire, car sauverdes frères opprimés est un but pour lequel on peut aussi dignementvivre que mourir. Que Dieu vous donne plein succès, et qu’il rendeà votre âme le calme dont elle a besoin.

– Je ne suis plus qu’une ruine », murmurale comte lentement, serrant la main que lui tendait Kosnichef.

Il se tut, vaincu par la douleur persistantequi le gênait pour parler, et ses yeux se fixèrent machinalementsur la roue du tender, qui avançait en glissant lentement etrégulièrement sur les rails. À cette vue, sa souffrance physiquecessa subitement, effacée par la torture du cruel souvenir que larencontre d’un homme qu’il n’avait pas revu depuis son malheur,réveillait en lui. Elle lui apparut tout à coup, ou dumoins ce qui restait d’elle, lorsque, entrant comme un foudans la caserne, près du chemin de fer, où on l’avait transportée,il aperçut son corps ensanglanté, étendu sans pudeur aux yeux detous ; la tête intacte, avec ses lourdes nattes et ses boucleslégères autour des tempes, était rejetée en arrière, les yeux àdemi clos ; les lèvres entr’ouvertes semblaient prêtes àproférer encore leur terrible menace, et lui prédire, comme à leurdernière entrevue, « qu’il se repentirait ».

Il avait beau depuis lors évoquer leurpremière rencontre, à la gare aussi ; chercher à la revoirdans sa beauté poétique et charmante, alors que, débordant de vieet de gaieté, elle allait au-devant du bonheur et savait ledonner : c’était son image irritée et animée d’un implacablebesoin de vengeance, qu’il revoyait toujours, et les joies du passéen restaient empoisonnées à jamais… Un sanglot ébranla tout sonêtre !

Après un moment de silence, le comte s’étantremis échangea encore quelques paroles avec Kosnichef sur l’avenirde la Serbie, puis, au signal du départ, les deux hommes seséparèrent.

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