Anna Karénine – Tome II

Chapitre 22

 

« Le dîner va être servi, et nous noussommes à peine vues, dit Anna en rentrant, cherchant à lire dansles yeux de Dolly ce qui s’était passé entre elle et Wronsky. Jecompte sur ce soir ; et maintenant il faut changer detoilette, car nous nous sommes salies dans notre visite àl’hôpital. »

Dolly sourit : elle n’avait apportéqu’une robe ; mais, pour opérer un changement quelconque à satoilette, elle attacha un nœud à son corsage, mit une dentelle dansses cheveux, et se fit donner un coup de brosse.

« C’est tout ce que j’ai pu faire,dit-elle en riant à Anna, lorsque celle-ci vint la chercher aprèsavoir revêtu une troisième toilette.

– Nous sommes très formalistes ici, dit Annapour excuser son élégance ; Alexis est ravi de ton arrivée, jecrois qu’il s’est épris de toi. »

Les messieurs, en redingote noire, attendaientréunis au salon, ainsi que la princesse Barbe, et l’on passabientôt dans la salle à manger.

Le dîner et le service de table intéressèrentDolly ; en qualité de maîtresse de maison, elle savait querien ne se fait bien, même dans un ménage modeste, sans unedirection, et, à la façon dont le comte lui offrit le choix entredeux potages, elle comprit que cette direction supérieure venait delui. Anna ne s’occupait que de la conversation, et s’acquittait decette tâche avec son tact habituel, cherchant un mot pour chacun,chose difficile avec des convives appartenant à des sphères aussidifférentes.

Après avoir effleuré diverses questions,auxquelles le médecin, l’architecte et l’intendant purent prendrepart, la causerie devint plus intime, et Dolly éprouva un vifmouvement de contrariété en entendant Swiagesky prendre à partieles jugements bizarres de Levine sur le rôle des machines enagriculture.

« Peut-être monsieur Levine n’a-t-iljamais vu les machines qu’il critique, autrement je ne m’expliquepas son point de vue.

– Un point de vue turc, dit Anna ensouriant à Weslowsky.

– Je ne saurais défendre des jugements que jene connais pas, répondit Dolly toute rouge, mais ce que je puisvous affirmer, c’est que Levine est un homme éminemment éclairé, etqu’il saurait vous expliquer ses idées s’il était ici.

– Oh ! nous sommes d’excellents amis,reprit en souriant Swiagesky, mais il est un peu toqué.Ainsi il considère les semstvos comme parfaitement inutiles, et neveut pas y prendre part.

– Voilà bien notre insouciance russe !s’écria Wronsky : plutôt que de nous donner la peine decomprendre nos nouveaux devoirs, nous trouvons plus simple de lesnier.

– Je ne connais pas d’homme qui remplisse plusstrictement ses devoirs, dit Dolly, irritée du ton de supérioritéde son hôte.

– Pour ma part je suis très reconnaissant del’honneur qu’on me fait, grâce à Nicolas Ivanitch, de m’élire jugede paix honoraire ; le devoir de juger les affaires d’unpaysan me semble aussi important que tout autre : c’est maseule façon de m’acquitter envers la société des privilèges dont jejouis comme propriétaire terrien. »

Dolly compara l’assurance de Wronsky auxdoutes de Levine sur les mêmes sujets, et, comme elle aimaitcelui-ci, dans sa pensée elle lui donna raison.

« Ainsi nous pouvons compter sur vouspour les élections, dit Swiagesky ; il sera peut-être prudentde partir avant le 8. Si vous me faisiez l’honneur de venir chezmoi, comte ?

– Pour ma part, remarqua Anna, je suis del’avis de monsieur Levine, quoique probablement pour des motifsdifférents ; les devoirs publics me semblent se multiplieravec exagération ; depuis six mois que nous sommes ici, Alexisfait déjà partie de la tutelle, du jury, de la municipalité, quesais-je encore ? et là où les fonctions s’accumulent à cepoint, elles doivent forcément devenir une pure question de forme.– Vous avez certainement vingt charges différentes ! »dit-elle en se tournant vers Swiagesky.

Sous ce ton de plaisanterie, Dolly démêla unepointe d’irritation, et lorsqu’elle vit l’expression résolue de laphysionomie du comte et la précipitation de la princesse Barbe àchanger de conversation, elle comprit qu’on touchait à un sujetdélicat.

Après le dîner, qui eut le caractère de luxe,mais aussi de formalisme et d’impersonnalité que Dolly connaissaitpour l’avoir rencontré dans des dîners de cérémonie, on passa surla terrasse. Une partie de lawn-tennis fut commencée. Dolly s’yessaya, mais y renonça vite et, pour n’avoir pas l’air des’ennuyer, chercha à s’intéresser au jeu des autres ; Wronskyet Swiagesky étaient des joueurs sérieux, Weslowsky, au contraire,jouait fort mal, mais ne cessait de rire et de pousser descris ; sa familiarité avec Anna déplut à Dolly, qui trouva uneaffectation d’enfantillage à toute cette scène. Elle se faisaitl’effet de jouer la comédie avec des acteurs, qui tous lui étaientsupérieurs. Un désir passionné de revoir ses enfants, de reprendrece joug du foyer dont elle avait pensé tant de mal le matin même,s’emparait d’elle ; aussi résolut-elle de repartir dès lelendemain, quoiqu’elle fut venue dans l’intention de rester unecouple de jours. Rentrée dans sa chambre après le thé et unepromenade en bateau, elle éprouva un véritable soulagement à seretrouver seule, et aurait préféré ne pas voir Anna.

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