Anna Karénine – Tome II

Chapitre 20

 

« Eh bien, la voilà cette Dolly que vousdésiriez tant voir, dit Anna à la princesse Barbe, installée devantun métier à broder sur la grande terrasse qui descendait au jardin.Elle ne veut rien prendre avant le dîner, mais tâchez de la fairedéjeuner pendant que je vais chercher ces messieurs. »

La princesse fit un accueil gracieux etlégèrement protecteur à Dolly ; elle lui expliqua aussitôt sesraisons pour venir en aide à Anna, qu’elle avait toujours aimée,dans cette période transitoire si pénible.

« Dès que son mari aura consenti audivorce, je me retirerai dans ma solitude, mais actuellement,quelque pénible que cela soit, je reste et n’imite pas lesautres (elle désignait par là sa sœur, la tante qui avaitélevé Anna, et avec laquelle elle vivait dans une constanterivalité). Ils font un ménage parfait, et leur intérieur est sijoli, si comme il faut. Tout à fait à l’anglaise. On se réunit lematin au breakfast, et puis on se sépare. Chacun fait ce qu’ilveut. On dîne à sept heures. Stiva a eu raison de t’envoyer ;il fera sagement de rester en bons termes avec eux. Le comte esttrès influent par sa mère. Et puis il est fort généreux. On t’aparlé de l’hôpital ? ce sera admirable ; tout vient deParis. »

Cette conversation fut interrompue par Anna,qui revint sur la terrasse, suivie des messieurs qu’elle avaittrouvés dans la salle de billard.

Le temps était superbe ; les moyens de sedivertir ne manquaient pas, et il restait plusieurs heures à passeravant le dîner.

« Une partie de lawn-tennis, proposaWeslowsky.

– Il fait trop chaud ; faisons plutôt untour dans le parc, et promenons Daria Alexandrovna en bateau pourlui montrer le paysage », dit Wronsky.

Weslowsky et Toushkewitch allèrent préparer lebateau, et les deux dames, accompagnées du comte et de Swiagesky,suivirent les allées du parc.

Dolly, loin de jeter la pierre à Anna, étaitdisposée à l’approuver, et, ainsi qu’il arrive aux femmesirréprochables que l’uniformité de leur vie lasse quelquefois, elleenviait même un peu cette existence coupable, entrevue àdistance ; mais, transportée dans ce milieu étranger, parmices habitudes d’élégance raffinée qui lui étaient inconnues, elleéprouva un véritable malaise. D’ailleurs, tout en excusant Anna,qu’elle aimait sincèrement, la présence de celui qui l’avaitdétournée de ses devoirs la froissait, et le chaperonnagede la princesse Barbe, pardonnant tout parce qu’elle partageait leluxe de sa nièce, lui semblait odieux. Wronsky, en aucun temps, nelui avait inspiré de sympathie ; elle le croyait fier, et nelui voyait d’autre raison pour justifier sa fierté que larichesse ; malgré tout il lui imposait en qualité de maître demaison, et elle se sentait humiliée devant lui, comme devant lafemme de chambre en tirant la camisole rapiécée de son sac. N’osantguère lui faire un compliment banal sur la beauté de soninstallation, elle était assez gênée de trouver un sujet deconversation en marchant à son côté ; faute de mieuxcependant, elle risqua quelques paroles d’admiration sur l’aspectdu château.

« Oui, l’architecture en est d’un bonstyle, répondit le comte.

– La cour d’honneur était-elle ainsi dessinéeautrefois ?

– Oh non ! si vous l’aviez vue auprintemps ! et peu à peu, d’abord froidement, puis avecentrain, il fit remarquer à Dolly les divers embellissements dontil était l’auteur ; les éloges de son interlocutrice luicausèrent un visible plaisir.

– Si vous n’êtes pas fatiguée, nous pourronsaller jusqu’à l’hôpital ? dit-il en regardant Dolly, pours’assurer que cette proposition ne l’ennuyait pas. – Veux-tu,Anna ?

– Certainement, répondit celle-ci, mais il nefaut cependant pas laisser ces messieurs se morfondre dans lebateau ; il faut les prévenir. – C’est un monument qu’il élèveà sa gloire, dit-elle en s’adressant à Dolly, avec le même sourireque lorsque, pour la première fois, elle lui avait parlé del’hôpital.

– Une fondation capitale, » ditSwiagesky ; et aussitôt, pour n’avoir pas l’air d’un flatteur,il ajouta : « Je m’étonne que vous, si préoccupé de laquestion sanitaire, ne l’ayez jamais été de celle des écoles.

– C’est devenu si commun ! réponditWronsky, et puis je me suis laissé entraîner. Par ici,mesdames. » Et il les conduisit par une allée latérale.

Dolly, en quittant le jardin, se trouva devantun grand édifice en briques rouges, d’une architecture assezcompliquée, et dont le toit étincelait au soleil ; une autreconstruction s’élevait à côté.

« L’ouvrage avance rapidement, remarquaSwiagesky ; la dernière fois que je suis venu, le toit n’étaitpas encore posé.

– Ce sera terminé pour l’automne, carl’intérieur est presque achevé, dit Anna.

– Que construisez-vous de nouveau ?

– Un logement pour le médecin et unepharmacie », répondit Wronsky ; et, voyant approcherl’architecte, il alla le rejoindre en s’excusant auprès des dames.L’entretien fini, il offrit à Dolly de visiter l’intérieur dubâtiment.

Un large escalier de fonte conduisait aupremier étage, où d’immenses fenêtres éclairaient de belleschambres aux murs recouverts de stuc, dont les parquets restaientseuls à terminer.

Wronsky expliqua la distribution des pièces,le système de ventilation et de chauffage, fit admirer auxvisiteurs les baignoires en marbre et les lits à sommier, lesbrancards pour transporter les malades et les fauteuils roulants.Swiagesky, et surtout Dolly étonnée de tout ce qu’elle voyait,faisaient de nombreuses questions et ne dissimulaient pas leuradmiration.

« Cet hôpital sera le seul de son genreen Russie », remarqua Swiagesky, très capable d’apprécier lesperfectionnements introduits par le comte.

Dolly s’intéressa à tout. Wronsky, heureux del’approbation qu’on lui témoignait et plein d’une animationsincère, lui fit une impression excellente. « Il est vraimentbon et digne d’être aimé », pensa-t-elle, et elle compritAnna.

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