Anna Karénine – Tome II

Chapitre 29

 

Remontée dans sa calèche, Anna se sentit plusmalheureuse que jamais ; son entrevue avec Kitty réveillaitdouloureusement en elle le sentiment de sa déchéance morale, etcette souffrance vint s’ajouter aux autres. Sans trop savoir cequ’elle disait, elle donna au cocher l’ordre de la ramener chezelle.

« Elles m’ont regardée comme un êtreétrange et incompréhensible !… Que peuvent se dire cesgens-là ? ont-ils la prétention de se communiquer ce qu’ilséprouvent ? pensa-t-elle en voyant deux passants causerensemble ; – on ne peut partager avec un autre ce qu’onressent ! Moi qui voulais me confesser à Dolly ! J’ai euraison de me taire ; mon malheur l’aurait réjouie au fond,bien qu’elle l’eût dissimulé ; elle trouverait juste de mevoir expier ce bonheur qu’elle m’a envié. Et Kitty ? Celle-làeût été plus contente encore, car je lis dans son cœur : elleme hait, parce que j’ai plu à son mari ; à ses yeux je suisune femme sans mœurs, qu’elle méprise. Ah ! si j’avais été cequ’elle pense, avec quelle facilité j’aurais tourné la tête à sonmari ! La pensée m’en est venue, j’en conviens. – Voilà unhomme enchanté de sa personne, se dit-elle à l’aspect d’un grosmonsieur au teint fleuri venant à sa rencontre, et la saluant d’unair gracieux pour s’apercevoir qu’il ne la connaissait pas. – Il meconnaît autant que le reste du monde ! puis-je me vanter de meconnaître moi-même ? Je ne connais que mes appétits,comme disent les français… Ces gamins convoitent de mauvaisesglaces, se dit-elle à la vue de deux enfants arrêtés devant unmarchand qui déposait à terre un seau à glaces, et s’essuyait lafigure du coin d’un torchon ; tous nous aimons les friandises,et faute de bonbons on désire de méchantes glaces, comme Kitty qui,ne pouvant épouser Wronsky, s’est contentée de Levine ; elleme déteste, et me jalouse ; de mon côté je lui porte envie.Ainsi va le monde – Futkin, coiffeur ; « je mefais coiffer par Futkin… » ; je le ferai rire avec cettebêtise », pensa-t-elle, pour se rappeler aussitôt qu’ellen’avait plus personne à faire rire. On sonne les vêpres ; cemarchand fait ses signes de croix avec une telle hâte qu’on diraitqu’il a peur de les perdre. Pourquoi ces églises, ces cloches, cesmensonges ? pour dissimuler que nous nous haïssons tous, commeces isvoschiks qui s’injurient. Yavshine a raison de dire :« Il en veut à ma chemise, moi à la sienne ».

Entraînée par ses pensées, elle oublia unmoment sa douleur et fut surprise quand la calèche s’arrêta. Lesuisse, en venant au-devant d’elle, la fit rentrer dans laréalité.

« Y a-t-il une réponse ?

– Je vais m’en informer, dit le suisse, et ilrevint un moment après avec une enveloppe de télégramme, Annalut :

« Je ne puis rentrer avant dixheures.

« Wronsky. »

– Et le messager ?

– Il n’est pas encore de retour. »

Un besoin vague de vengeance s’éleva dansl’âme d’Anna, et elle monta l’escalier en courant. « J’iraimoi-même le trouver, pensa-t-elle, avant de partir pour toujours.Je lui dirai son fait. Jamais je n’ai haï personne autant que cethomme ! » Et, apercevant un chapeau de Wronsky dansl’antichambre, elle frissonna avec aversion. Elle ne réfléchissaitpas que la dépêche lui était une réponse à la sienne, et non aumessage envoyé par un exprès, que Wronsky ne pouvait encore avoirreçu. « Il est chez sa mère, pensa-t-elle, causant gaiement,sans nul souci des souffrances qu’il inflige… » Et, voulantfuir les horribles pensées qui l’envahissaient dans cette maisondont les murs l’écrasaient de leur terrible poids : « Ilfaut partir bien vite, se dit-elle sans savoir où elle devaitaller, prendre le chemin de fer, le poursuivre, l’humilier… »Consultant l’indicateur, elle y lut que le train du soir partait à8 heures 2 minutes. « J’arriverai à temps. »

Et, faisant atteler des chevaux frais à lacalèche, elle se hâta de mettre dans un petit sac de voyage lesobjets indispensables à une absence de quelques jours ;décidée à ne pas rentrer, elle roulait mille projets dans sa tête,et résolut, après la scène qui se passerait à la gare ou chez lacomtesse, de continuer sa route par le chemin de fer de Nijni, pours’arrêter dans la première ville venue.

Le dîner était servi, mais la nourriture luifit horreur ; elle remonta dans la calèche aussitôt que lecocher eut attelé, irritée de voir les domestiques s’agiter autourd’elle.

« Je n’ai pas besoin de toi, Pierre,dit-elle au valet de pied qui se disposait à l’accompagner.

– Qui prendra le billet ?

– Eh bien, viens si tu veux, cela m’estégal », répondit-elle contrariée.

Pierre sauta sur le siège et donna l’ordre aucocher d’aller à la gare de Nijni.

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