Anna Karénine – Tome II

Chapitre 16

 

Serge Ivanitch, habile en dialectique, abordaun autre côté de la question.

« Il est évident que, ne possédant pas lesuffrage universel, nous ne saurions obtenir l’opinion de la nationpar voie arithmétique ; mais il y a d’autres moyens de laconnaître. Je ne dis rien de ces courants souterrains qui ontébranlé la masse du peuple, mais en considérant la société dans unsens plus restreint : vois, dans la classe intelligente,combien sur ce terrain les partis les plus hostiles se fondent enun seul ! Il n’y a plus de divergence d’opinions, tous lesorganes sociaux s’expriment de même, tous ont compris la forceélémentaire qui donne à la nation son impulsion !

– Que les journaux disent tous la même chose,c’est vrai, dit le vieux prince, mais les grenouilles aussi, saventcrier avant l’orage.

– Je ne sais ce que la presse a de commun avecdes grenouilles, et ne m’en fais pas le défenseur ; je parlede l’unanimité d’opinion dans le monde intelligent.

– Cette unanimité a sa raison d’être,interrompit le vieux prince. Voilà mon cher gendre, StépaneArcadiévitch, que l’on nomme membre d’une commission quelconque,avec huit mille roubles d’appointements et rien à faire, – ce n’estun secret pour personne, Dolly, – croyez-vous, et c’est un homme debonne foi, qu’il ne parvienne pas à prouver que la société nesaurait se passer de cette place ? Les journaux en fontautant ; la guerre doublant la vente des feuilles publiques,ils vous soutiendront la question slave et l’instinct national.

– Vous êtes injuste.

– Alphonse Kerr était dans le vrailorsqu’avant la guerre de France il proposait aux partisans de laguerre de faire partie de l’avant-garde et d’essuyer le premierfeu.

– Nos rédacteurs auraient là du plaisir, diten riant Katavasof.

– Mais leur fuite gênerait les autres, fitDolly.

– Rien n’empêcherait de les ramener au feu àcoups de fouet, reprit le prince.

– Ceci n’est qu’une plaisanterie d’un goûtdouteux, mais l’unanimité de la presse est un symptôme heureuxqu’il faut constater ; les membres d’une société ont tous undevoir à remplir, et les hommes qui réfléchissent accomplissent leleur en donnant une expression à l’opinion publique. Il y a vingtans, tout le monde se serait tu ; aujourd’hui, la voix dupeuple russe, demandant à venger ses frères, se faitentendre ; c’est un grand pas d’accompli, une preuve deforce.

– Le peuple est certainement prêt à bien dessacrifices quand il s’agit de son âme, mais il est question ici detuer les Turcs ! dit Levine, rattachant involontairement cetentretien à celui du matin.

– Qu’appelez-vous son âme ? Pour unnaturaliste, c’est un terme vague. Qu’est-ce que l’âme ?demanda Katavasof en souriant.

– Vous le savez bien.

– Parole d’honneur, je ne m’en doute pas,reprit le professeur en riant aux éclats.

– « Je n’apporte pas la paix, mais leglaive », a dit Notre-Seigneur, fit Serge Ivanitch, citant unmot de l’Évangile qui avait toujours troublé Levine.

– C’est comme cela, c’est vrai, répéta levieux gardien toujours debout au milieu d’eux, et répondant à unregard jeté sur lui par hasard.

– Allons, vous êtes battu, mon petitpère », s’écria gaiement Katavasof.

Levine rougit, non de se sentir battu, maisd’avoir encore cédé au besoin de discuter. Convaincre SergeIvanitch était impossible, se laisser convaincre par lui l’étaittout autant. Comment admettre le droit que s’arrogeait une poignéed’hommes, son frère parmi eux, de représenter avec les journaux lavolonté de la nation, alors que cette volonté exprimait vengeanceet assassinat, et lorsque toute leur certitude s’appuyait sur lesrécits suspects de quelques centaines de mauvais sujets en quêted’aventures ? Rien ne continuait pour lui cesassertions ; jamais le peuple ne considérerait la guerre commeun bienfait, quelque but qu’on se proposât. Si l’opinion publiquepassait pour infaillible, pourquoi la Révolution et la Commune nedeviendraient-elles pas aussi légitimes que la guerre au profit desSlaves ?

Levine aurait voulu exprimer ces pensées, maisil songea que la discussion irriterait son frère, et qu’ellen’aboutirait à rien ; il attira donc l’attention de ses hôtessur la pluie qui les menaçait.

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