Anna Karénine – Tome II

Chapitre 2

 

Les abords de la gare de Koursk étaientencombrés de voitures amenant des volontaires et ceux qui leurfaisaient escorte ; des dames portant des bouquets attendaientles héros du jour pour les saluer, et la foule les suivait jusquedans l’intérieur de la gare.

Parmi les dames munies de bouquets, il s’entrouva une qui connaissait Serge Ivanitch, et, en le voyantparaître, elle lui demanda en français s’il accompagnait desvolontaires.

« Je pars pour la campagne, chez monfrère, princesse, j’ai besoin de me reposer ; mais vous,ajouta-t-il avec un léger sourire, ne quittez pas votreposte ?

– Il le faut bien. Est-il vrai, dites-moi, quenous en ayons déjà expédié huit cents ?

– Nous en avons expédié plus de mille, et nouscomptons ceux qui ne sont pas directement partis de Moscou.

– Je le disais bien, s’écria la dameenchantée, et les dons ? n’est-ce pas qu’ils ont atteintpresque un million ?

– Plus que cela, princesse.

– Avez-vous lu le télégramme ? on aencore battu les Turcs. À propos, savez-vous qui partaujourd’hui ? le comte Wronsky ! dit la princesse d’unair triomphant, avec un sourire significatif.

– Je l’avais entendu dire, mais je ne savaispas qu’il partait aujourd’hui.

– Je viens de l’apercevoir, il est ici avec samère ; au fond il ne pouvait rien faire de mieux.

– Oh ! certainement. »

Pendant cette conversation, la foule seprécipitait dans la salle du buffet, où un monsieur, le verre enmain, tenait aux volontaires un discours, qu’il termina en lesbénissant d’une voix émue au nom de « notre mèreMoscou ». La foule répondit par des vivats, et Serge Ivanitch,ainsi que sa compagne, furent presque renversés par lesmanifestations de l’enthousiasme public.

« Qu’en dites-vous, princesse ? criatout à coup au milieu de la foule la voix ravie de StépaneArcadiévitch, se frayant un chemin dans la mêlée. N’est-ce pasqu’il a bien parlé ? Bravo ! c’est vous, Serge Ivanitch,qui devriez leur dire quelques paroles d’approbation, ajoutaOblonsky de son air caressant, en touchant le bras deKosnichef.

– Oh non ! je pars.

– Où allez-vous ?

– Chez mon frère.

– Alors vous verrez ma femme ; dites-luique vous m’avez rencontré, que tout est « all right »,elle comprendra ; dites-lui aussi que je suis nommé membre dela commission, elle sait ce que c’est, je lui ai déjà écrit.Excusez, princesse, ce sont les petites misères de la vie humaine,dit-il en se tournant vers la dame. Vous savez que la Miagkaïa, pasLise, mais Bibiche, envoie mille fusils et douze sœursinfirmières ! Le saviez-vous ?

– Oui, répondit froidement Kosnichef.

– Quel dommage que vous partiez ! nousdonnons demain un dîner d’adieu à deux volontaires, Bartalansky dePétersbourg et notre Weslowsky, qui, à peine marié, part déjà.C’est beau, n’est-ce pas ? »

Et sans remarquer qu’il n’intéressait en rienses interlocuteurs, Oblonsky continua à bavarder.

« Que dites-vous ? »s’écria-t-il lorsque la princesse lui eut appris que Wronskypartait par le premier train ; une teinte de tristesse sepeignit momentanément sur sa joyeuse figure ; mais il oubliavite les larmes qu’il avait versées sur le corps de sa sœur, pourne voir en Wronsky qu’un héros et un vieil ami ; il courut lerejoindre.

« Il faut lui rendre justice malgré sesdéfauts, dit la princesse lorsque Stépane Arcadiévitch se futéloigné, c’est une nature slave par excellence. Je crains cependantque le comte n’ait aucun plaisir à le voir. Quoi qu’on dise, cemalheureux Wronsky me touche ; tâchez de causer un peu aveclui en voyage.

– Certainement, si j’en trouve l’occasion.

– Il ne m’a jamais plu, mais je trouve que cequ’il fait maintenant rachète bien des torts. Vous savez qu’ilemmène un escadron à ses frais ? »

La sonnette retentit et la foule se pressavers les portes.

« Le voici », dit la princessemontrant à Kosnichef Wronsky, vêtu d’un long paletot, la têtecouverte d’un chapeau à larges bords, et donnant le bras à sa mère.Oblonsky les suivait en causant avec animation ; il avaitprobablement signalé la présence de Kosnichef, car Wronsky setourna du côté indiqué, et souleva silencieusement son chapeau,découvrant un front vieilli et ravagé par la douleur. Il disparutaussitôt sur le quai.

Les hourras et l’hymne national chanté enchœur retentirent jusqu’au départ du train ; un jeunevolontaire, de taille élevée, aux épaules voûtées et à l’airmaladif, répondait au public avec ostentation, en agitant sonbonnet de feutre et un bouquet au-dessus de sa tête ; derrièrelui, deux officiers et un homme âgé coiffé d’une vieille casquettesaluaient plus modestement.

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