Anna Karénine – Tome II

Chapitre 15

 

Ils étaient rentrés chez eux et jouissaient deleur solitude. Levine, installé à son bureau, écrivait ;Kitty, vêtue d’une robe violette, chère à son mari, parce qu’ellel’avait portée dans les premiers jours de leur mariage, faisait dela broderie anglaise, assise sur le grand divan de cuir quimeublait la cabinet de travail, comme du temps du grand-père et dupère de Levine. Celui-ci jouissait de la présence de sa femme touten réfléchissant et en écrivant ; ses travaux sur latransformation des conditions agronomiques de la Russie n’avaientpas été abandonnés ; mais s’ils lui avaient paru misérablesjadis, comparés à la tristesse qui assombrissait sa vie,maintenant, en plein bonheur, il les trouvait insignifiants.Autrefois l’étude lui était apparue comme le salut :actuellement elle évitait à sa vie un bien-être trop uniformémentlumineux. En relisant son travail, Levine constata avec plaisirqu’il avait de la valeur, malgré certaines idées exagérées, et ilparvint à combler bien des lacunes en reprenant à nouveaul’ensemble de la question. Dans un chapitre qu’il refitcomplètement, il traitait des conditions défavorables faites àl’agriculture en Russie ; la pauvreté du pays ne tenait pasuniquement, selon lui, au partage inégal de la propriété foncièreet à de fausses tendances économiques, mais surtout à uneintroduction prématurée de la civilisation européenne ; leschemins de fer, œuvre politique et non économique, produisaient unecentralisation exagérée, le développement du luxe, – et parconséquent la création, au détriment de l’agriculture, d’industriesnouvelles, – l’extension exagérée du crédit, et la spéculation. Ilcroyait que l’accroissement normal de la richesse d’un paysn’admettait ces signes de civilisation extérieure qu’autant quel’agriculture y avait atteint un degré de développementproportionnel.

Tandis que Levine écrivait, Kitty songeait àl’attitude étrange de son mari, la veille de leur départ de Moscou,à l’égard du jeune prince Tcharsky qui, avec assez peu de tact, luiavait fait un brin de cour. « Il est jaloux, pensait-elle. MonDieu, qu’il est gentil et bête ! s’il savait l’effet qu’ils meproduisent tous ! exactement le même que Pierre lecuisinier ! » Et elle jeta un regard de propriétaire surla nuque et le cou vigoureux de son mari.

« C’est dommage de l’interrompre, mais ilaura la temps de travailler plus tard : je veux voir safigure, sentira-t-il que je le regarde ? Je veux qu’il seretourne… » Et elle ouvrit les yeux tout grands, comme pourdonner plus de force à son regard.

« Oui, ils attirent à eux la meilleuresève et donnent un faux semblant de richesse », murmuraLevine, quittant sa plume en sentant le regard de sa femme fixé surlui. Il se retourna :

« Qu’y a-t-il ? demanda-t-ilsouriant et se levant.

– Il s’est retourné, pensa-t-elle. – Rien, jevoulais te faire retourner ; – et elle le regardait avec ledésir de deviner s’il était mécontent d’avoir été dérangé.

– Que c’est bon d’être à nous deux ! Pourmoi au moins, dit-il en s’approchant d’elle, radieux debonheur.

– Je me trouve si bien ici que je n’irai plusnulle part, surtout pas à Moscou.

– À quoi pensais-tu ?

– Moi ! je pensais… Non, non, va-t’enécrire, ne te laisse pas distraire, répondit-elle avec une petitemoue, j’ai besoin de couper maintenant tous ces œillets-là, tuvois ? »

Et elle prit ses ciseaux à broder.

« Non, dis-moi à quoi tu songes,répéta-t-il, s’asseyant près d’elle et suivant les mouvements deses petits ciseaux.

– À quoi je pensais ? à Moscou et àtoi.

– Comment ai-je fait pour mériter cebonheur ? Ce n’est pas naturel, dit-il en lui baisant lamain.

– Moi, plus je suis heureuse, plus je trouveque c’est naturel.

– Tu as une petite mèche, dit-il en luitournant la tête avec précaution.

– Une mèche ? laisse-la tranquille :nous nous occupons de choses sérieuses. »

Mais les choses sérieuses étaientinterrompues, et lorsque Kousma vint annoncer le thé, ils seséparèrent brusquement comme des coupables.

Resté seul, Levine serra ses cahiers dans unnouveau buvard acheté par sa femme, se lava les mains dans unlavabo élégant, aussi acheté par elle, et, tout en souriant à sespensées, hocha la tête avec un sentiment qui ressemblait à unremords. Sa vie était devenue trop molle, trop gâtée. C’était unevie de Capoue dont il se sentait un peu honteux. « Cetteexistence ne vaut rien, pensait-il. Voilà bientôt trois mois que jeflâne. Pour la première fois je me suis mis à travailleraujourd’hui, et à peine ai-je commencé que j’y ai renoncé. Jenéglige même mes occupations ordinaires, je ne surveille plus rien,je ne vais nulle part. Tantôt j’ai du regret de la quitter, tantôtje crains qu’elle ne s’ennuie : moi qui croyais que jusqu’aumariage l’existence ne comptait pas, et ne commençait réellementqu’après ! Et voilà bientôt trois mois que je passe mon tempsd’une façon absolument oisive. Cela ne doit pas continuer. Ce n’estpas de sa faute à elle, et on ne saurait lui faire le moindrereproche. J’aurais dû montrer de la fermeté, défendre monindépendance d’homme, car on finirait par prendre de mauvaiseshabitudes… »

Un homme mécontent se défend difficilement derejeter sur quelqu’un la cause de ce mécontentement. Aussi Levinesongeait-il avec tristesse que, si la faute n’en était pas à safemme (il ne pouvait l’accuser), c’était celle de son éducation.« Cet imbécile de Tcharsky par exemple, elle n’avait pas mêmesu le tenir en respect. » En dehors de ses petits intérêts deménage (ceux-là, elle les soignait), de sa toilette et de sabroderie anglaise, rien ne l’occupait. « Aucune sympathie pourmes travaux, pour l’exploitation ou pour les paysans, pas de goûtmême pour la lecture ou la musique, et cependant elle est bonnemusicienne. Elle ne fait absolument rien et se trouve néanmoinstrès satisfaite. »

Levine, en la jugeant ainsi, ne comprenait pasque sa femme se préparait à une période d’activité qui l’obligeraità être tout à la fois femme, mère, maîtresse de maison, nourrice,institutrice ; il ne comprenait pas qu’elle s’accordât cesheures d’insouciance et d’amour, parce qu’un instinct secretl’avertissait de la tâche qui l’attendait, tandis que lentementelle apprêtait son nid pour l’avenir.

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