Anna Karénine – Tome II

Chapitre 8

 

Alexis Alexandrovitch, en rentrant de lamesse, passa toute la matinée chez lui. Il avait deux affaires àterminer ce jour-là : d’abord à recevoir une députationd’étrangers, puis une lettre à écrire à son avocat, comme il le luiavait promis.

Il discuta longuement avec les membres de ladéputation, les entendit exposer leurs réclamations et leursbesoins, leur traça un programme dont ils ne devaient à aucun prixse départir dans leurs démarches auprès du gouvernement, etfinalement les adressa à la comtesse Lydie, qui devait les guider àPétersbourg : la comtesse avait la spécialité des députations,et s’entendait mieux que personne à les piloter. Quand il eutcongédié son monde, Alexis Alexandrovitch écrivit à son avocat, luidonna ses pleins pouvoirs, et lui envoya trois billets de Wronskyet un d’Anna, trouvés dans le portefeuille.

Au moment de cacheter sa lettre, il entenditla voix sonore de Stépane Arcadiévitch demandant au domestique sison beau-frère recevait, et insistant pour être annoncé.

« Tant pis, pensa Alexis Alexandrovitch,ou plutôt tant mieux, je lui dirai ce qui en est, et il comprendraque je ne puis dîner chez lui.

– Fais entrer, cria-t-il en rassemblant sespapiers et les serrant dans un buvard.

– Tu vois bien que tu mens, – dit la voix deStépane Arcadiévitch au domestique, et, ôtant son paletot tout enmarchant, il entra chez Alexis Alexandrovitch.

– Je suis enchanté de te trouver,commença-t-il gaiement, j’espère…

– Il m’est impossible d’y aller »,répondit sèchement Alexis Alexandrovitch, recevant son beau-frèredebout, sans l’engager à s’asseoir, résolu à adopter avec le frèrede sa femme les relations froides qui lui semblaient seulesconvenables depuis qu’il était décidé au divorce. C’était oublierl’irrésistible bonté de cœur de Stépane Arcadiévitch. Il ouvrittout grands ses beaux yeux brillants et clairs.

« Pourquoi ne peux-tu pas venir ? Tune veux pas le dire ? demanda-t-il en français avec quelquehésitation. Mais c’est chose promise, nous comptons surtoi !

– C’est impossible, parce que nos rapports defamille doivent être rompus.

– Comment cela ? Pourquoi ? ditOblonsky avec un sourire.

– Parce que je songe à divorcer d’avec mafemme, votre sœur. Je dois… »

La phrase n’était pas achevée que StépaneArcadiévitch, contrairement à ce qu’attendait son beau-frère,s’affaissait en poussant un grand soupir dans un fauteuil.

« Alexis Alexandrovitch, ce n’est paspossible, s’écria-t-il avec douleur.

– C’est cependant vrai.

– Pardonne-moi, je n’y puis croire. »

Alexis Alexandrovitch s’assit ; ilsentait que ses paroles n’avaient pas produit le résultat voulu, etqu’une explication, même catégorique, ne changerait rien à sesrapports avec Oblonsky.

« C’est une cruelle nécessité, mais jesuis forcé de demander le divorce, reprit-il.

– Que veux-tu que je te dise ! teconnaissant pour un homme de bien, et Anna pour une femme d’élite,– excuse-moi de ne pouvoir changer mon opinion sur elle, – je nepuis croire à tout cela : il y a là quelque malentendu.

– Oh ! si ce n’était qu’unmalentendu !

– Permets, je comprends, mais je t’en supplie,ne te hâte pas.

– Je n’ai rien fait avec précipitation, ditfroidement Alexis Alexandrovitch ; mais dans une questionsemblable on ne peut prendre conseil de personne : je suisdécidé.

– C’est affreux ! soupira StépaneArcadiévitch ; je t’en conjure : si, comme je lecomprends, l’affaire n’est pas encore entamée, ne fais rien avantd’avoir causé avec ma femme. Elle aime Anna comme une sœur, ellet’aime, et c’est une femme de sens. Par amitié pour moi, cause avecelle. »

Alexis Alexandrovitch se tut etréfléchit ; Stépane Arcadiévitch respecta son silence ;il le regardait avec sympathie.

« Pourquoi ne pas venir dîner avec nous,au moins aujourd’hui ? Ma femme t’attend. Viens luiparler ; c’est, je t’assure, une femme supérieure. Parle-lui,je t’en conjure.

– Si vous le désirez à ce point,j’irai, » dit en soupirant Alexis Alexandrovitch.

Et pour changer de conversation il demanda àStépane Arcadiévitch ce qu’il pensait de son nouveau chef, un hommeencore jeune, dont l’avancement rapide avait étonné. AlexisAlexandrovitch ne l’avait jamais aimé, et il ne pouvait se défendred’un sentiment d’envie, naturel chez un fonctionnaire sous le coupd’un insuccès.

« C’est un homme qui paraît être fort aucourant des affaires et très actif.

– Actif, c’est possible, mais à quoiemploie-t-il son activité ? est-ce à faire du bien ou àdétruire ce que d’autres ont fait avant lui ? Le fléau denotre gouvernement, c’est cette bureaucratie paperassière dontAnitchkine est un digne représentant.

– En tout cas, il est très bon enfant,répondit Stépane Arcadiévitch. Je sors de chez lui, nous avonsdéjeuné ensemble, et je lui ai appris à faire une boisson, tu sais,avec du vin et des oranges. »

Stépane Arcadiévitch consulta sa montre.

« Hé bon Dieu, il est quatre heurespassées ! et j’ai encore une visite à faire ! C’estconvenu, tu viens dîner, n’est-ce pas ? tu nous ferais, à mafemme et à moi, un vrai chagrin en refusant. »

Alexis Alexandrovitch reconduisit sonbeau-frère tout autrement qu’il ne l’avait accueilli.

« Puisque j’ai promis, j’irai,répondit-il mélancoliquement.

– Merci, et j’espère que tu ne le regretteraspas. »

Et, tout en remettant son paletot, Oblonskysecoua le domestique par la tête et sortit.

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