Anna Karénine – Tome II

Chapitre 2

 

Sur cette terrasse où les dames seréunissaient volontiers après le dîner, on se livrait ce jour-là àune grave occupation. Outre la confection habituelle d’objetsvariés destinés à la layette, on y faisait des confitures d’aprèsun procédé pratiqué chez les Cherbatzky, mais inconnu de la vieilleAgathe Mikhaïlovna. Celle-ci, rouge, les cheveux en désordre, lesmanches relevées jusqu’au coude, tournait, de fort mauvaise humeur,la bassine à confitures, au-dessus d’un petit fourneau portatif,tout en faisant intérieurement des vœux pour que la framboisebrûlât. La vieille princesse, auteur de ces innovations et sesentant maudite en conséquence, surveillait du coin de l’œil lesmouvements de la ménagère, sans cesser de causer avec ses fillesd’un air indifférent. La conversation des trois femmes tomba surWarinka, et Kitty, pour n’être pas comprise d’Agathe Mikhaïlovna,exprima en français l’espoir d’apprendre que Serge Ivanitch s’étaitdéclaré.

« Qu’en pensez-vous, maman ?

– Je pense que ton beau-frère a le droit deprétendre aux meilleurs partis de la Russie, quoiqu’il ne soit plusde la première jeunesse ; quant à elle, c’est une personneexcellente…

– Mais songez donc, maman, que Serge, avec sasituation dans le monde, n’a aucun besoin d’épouser une femme àcause de ses relations ou de sa fortune ; ce qu’il lui faut,c’est une jeune fille douce, intelligente, aimante… Oh ! ceserait si bien ! quand ils vont rentrer de leur promenade, jelirai tout dans leurs yeux ! Qu’en dis-tu, Dolly ?

– Ne t’agite donc pas ainsi, cela ne te vautrien, reprit la princesse.

– Maman, comment papa vous a-t-il demandée enmariage ? dit tout à coup Kitty, fière, en sa qualité de femmemariée, de pouvoir aborder ces sujets importants avec sa mère commeavec une égale.

– Mais très simplement, répondit la princessedont le visage s’illumina à ce souvenir.

– Vous l’aimiez avant qu’il se fûtdéclaré ?

– Certainement. Tu crois donc que vous avezinventé quelque chose de nouveau ? Cela s’est décidé, commetoujours, par des regards et des sourires. – Kostia t’a-t-il riendit de si particulier ?

– Oh ! lui, il a écrit sa déclarationavec de la craie. Qu’il y a longtemps de cela déjà !

– J’y pense, reprit Kitty après un silencependant lequel les trois femmes avaient été préoccupées des mêmespensées : ne faudrait-il pas préparer Serge à l’idée queWarinka a eu un premier amour ?

– Tu te figures que tous les hommes attachentautant d’importance à cela que ton mari, reprit Dolly. Je suis sûreque le souvenir de Wronsky le tourmente encore !

– C’est vrai, dit Kitty avec un regardpensif.

– Qu’y a-t-il là qui puisse l’inquiéter ?demanda la princesse, disposée à la susceptibilité dès que sasurveillance maternelle semblait mise en question. Wronsky t’a faitla cour, mais à quelle jeune fille ne la fait-on pas ?

– Quel bonheur pour Kitty qu’Anna soitsurvenue, fit remarquer Dolly, et comme les rôles sontintervertis ! Anna était heureuse alors, tandis que Kitty secroyait à plaindre. J’ai souvent songé à cela !

– Il est bien inutile de penser à cette femmesans cœur, s’écria la princesse qui ne se consolait pas d’avoirLevine pour gendre au lieu de Wronsky.

– Certes oui, et quant à moi je ne veux pas ypenser du tout, reprit Kitty, entendant le pas bien connu de sonmari sur l’escalier.

– À qui ne veux-tu plus penser ? »demanda Levine, paraissant sur la terrasse. Personne ne luirépondit, et il ne réitéra pas sa question.

« Je regrette de troubler votreintimité », dit-il, vexé de sentir qu’il interrompait uneconversation qu’on ne voulait pas poursuivre devant lui, et pendantun instant il se trouva à l’unisson de la vieille bonne, furieusede subir la domination des Cherbatzky.

Il s’approcha cependant de Kitty ensouriant.

« Viens-tu au-devant des enfants ?J’ai fait atteler.

– Tu ne prétends pas secouer Kitty en char àbancs, j’imagine ?

– Nous irons au pas, princesse. » Levinen’avait pu se décider, comme ses beaux-frères, à nommer laprincesse maman, quoiqu’il l’aimât et la respectât ; il auraitcru porter atteinte au souvenir de sa mère. Cette nuance froissaitla princesse.

« Alors j’irai à pied, dit Kitty selevant pour prendre le bras de son mari.

– Eh bien, Agathe Mikhaïlovna, vos confituresréussissent-elles, grâce à la nouvelle méthode ? demandaLevine en souriant à la ménagère pour la dérider.

– On prétend qu’elles sont bonnes, mais selonmoi elles sont trop cuites.

– Au moins ne tourneront-elles pas, AgatheMikhaïlovna, dit Kitty, devinant l’intention de son mari, et voussavez qu’il n’y a plus de glace dans la glacière. Quant à vossalaisons, maman assure n’en avoir jamais mangé de meilleures,ajouta-t-elle, ajustant en souriant le fichu dénoué de laménagère.

– Ne me consolez pas, madame, répondit AgatheMikhaïlovna regardant Kitty d’un air encore fâché, il me suffit devous voir avec lui pour être contente. »

Cette façon familière de désigner son maîtretoucha Kitty.

« Venez nous montrer les bons endroitspour trouver des champignons. » La vieille hocha la tête ensouriant. « On voudrait vous garder rancune qu’on ne lepourrait pas », semblait dire ce sourire.

« Suivez mon conseil, mettez au-dessus dechaque pot de confiture un rond de papier imbibé de rhum, et vousn’aurez pas besoin du glace pour les conserver », dit laprincesse.

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