Anna Karénine – Tome II

Chapitre 3

 

Levine s’était beaucoup rapproché de soncamarade d’Université ; tout en admirant son jugement,« il pensait que la netteté des conceptions de Katavasofdécoulait de la pauvreté de nature de son ami ; Katavasofpensait que l’incohérence d’idées de Levine provenait d’un manquede discipline dans l’esprit ; mais la clarté de Katavasofplaisait à Levine, et la richesse d’une pensée indisciplinée chezce dernier était agréable à l’autre ». Le professeur avaitdécidé Levine à lui lire une partie de son ouvrage ; frappépar l’originalité de quelques points de vue, il proposa à Levine dele mettre en rapports avec un savant éminent, le professeur Métrof,qui se trouvait momentanément à Moscou, et auquel il avait parlédes travaux de son ami.

La présentation se fit très cordialement cejour-là. Métrof, homme aimable et bienveillant, commença paraborder la question à l’ordre du jour : le soulèvement duMontenegro ; il parla de la situation politique, et citaquelques paroles significatives prononcées par l’Empereur et qu’iltenait de source certaine ; ce à quoi Katavasof opposa desparoles d’un sens diamétralement opposé et de source égalementcertaine, laissant Levine libre de choisir entre les deuxversions.

« Monsieur est l’auteur d’un travail surl’économie rurale, dont l’idée fondamentale me plaît beaucoup en maqualité de naturaliste. Il tient compte du milieu dans lequell’homme vit et se développe, ne l’envisage pas en dehors des loiszoologiques, et l’étudie dans ses rapports avec la nature.

– C’est fort intéressant, dit Métrof.

– Mon but était simplement d’écrire un livred’agronomie, dit Levine en rougissant, mais malgré moi, en étudiantl’instrument principal, le travailleur, je suis arrivé à desconclusions fort imprévues. »

Et Levine développa ses idées, tout en tâtantprudemment le terrain, car il savait à Métrof des opinions opposéesà l’enseignement politico-économique du moment, et doutait du degréde sympathie qu’il lui accorderait.

« En quoi le Russe, selon vous,diffère-t-il des autres peuples en tant que travailleur ?Est-ce au point de vue que vous qualifiez de zoologique, ou à celuides conditions matérielles dans lesquelles il setrouve ? »

Cette façon de poser la question prouvait àLevine une divergence d’idées absolue ; il continua néanmoinsà exposer sa thèse, qui consistait à démontrer que le peuple russene peut avoir les mêmes rapports avec la terre que les autresnations européennes, par ce fait qu’il se sent d’instinctprédestiné à coloniser d’immenses espaces encore incultes.

« Il est aisé de se tromper sur lesdestinées générales d’un peuple en formant des conclusionsprématurées, remarqua Métrof en interrompant Levine, et quant à lasituation du travailleur, elle dépendra toujours de ses rapportsavec la terre et le capital. »

Et, sans donner à Levine le temps derépliquer, il lui expliqua en quoi ses propres opinions différaientde celles qui avaient cours. Levine n’y comprit rien, et ne cherchamême pas à comprendre ; pour lui, Métrof, comme tous leséconomistes, n’étudiait la situation du peuple russe qu’au point devue du capital, du salaire et de la rente, tout en convenant que,pour la plus grande partie de la Russie, la rente était nulle, lesalaire consistait à ne pas mourir de faim, et le capital n’étaitreprésenté que par des outils primitifs. Métrof ne différait desautres représentants de l’école que par une théorie nouvelle sur lesalaire, qu’il démontra longuement. Après avoir essayé d’écouter,d’interrompre pour exprimer son idée personnelle, et prouver ainsicombien peu ils pouvaient s’entendre, Levine finit par laisserparler Métrof, flatté au fond de voir un homme aussi savant leprendre pour confident de ses idées, et lui témoigner autant dedéférence ; il ignorait, que l’éminent professeur, ayantépuisé ce sujet avec son entourage habituel, n’était pas fâché detrouver un auditeur nouveau, et qu’il aimait d’ailleurs à causerdes questions qui le préoccupaient, trouvant qu’une démonstrationorale contribuait à lui en élucider à lui-même certains points.

« Nous allons nous mettre enretard », fit enfin remarquer Katavasof consultant samontre.

« Il y a aujourd’hui séanceextraordinaire à l’Université à l’occasion du jubilé de cinquanteans de Swintitch, ajouta-t-il en s’adressant à Levine ; j’aipromis de parler sur ses travaux zoologiques. Viens avec nous, cesera intéressant.

– Oui, venez, dit Métrof, et après la séancefaites-moi le plaisir de venir chez moi pour me lire votreouvrage ; je l’écouterai avec plaisir.

– C’est une ébauche indigne d’être produite,mais je vous accompagnerai volontiers. »

Quand ils arrivèrent à l’Université, la séanceétait déjà commencée ; six personnes entouraient une tablecouverte d’un tapis, et l’une d’elles faisait une lecture ;Katavasof et Métrof prirent place autour de la table ; Levines’assit auprès d’un étudiant et lui demanda à voix basse ce qu’onlisait.

« La biographie. »

Levine écouta machinalement la biographie, etapprit diverses particularités intéressantes sur la vie du savantdont on fêtait le souvenir. Après ce morceau vint une pièce devers, puis Katavasof lut d’une voix puissante une notice sur lestravaux de Swintitch. Après cette lecture, Levine, voyant l’heureavancer, s’excusa auprès de Métrof de ne pouvoir passer chez lui ets’esquiva ; il avait eu le temps, pendant la séance, deréfléchir à l’inutilité d’un rapprochement avec l’économistepétersbourgeois ; s’ils étaient destinés l’un et l’autre àtravailler avec fruit, ce ne pouvait être qu’en poursuivant leursétudes chacun de son côté.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer