Anna Karénine – Tome II

Chapitre 29

 

La salle, longue et étroite, où se trouvait lebuffet, se remplissait de monde, et l’agitation allait croissant,car le moment décisif approchait ; les chefs de partis, quisavaient à quoi s’en tenir sur le nombre des votants, étaient lesplus animés ; les autres cherchaient à se distraire, et sepréparaient à la lutte en mangeant, fumant et arpentant lasalle.

Levine ne fumait pas et n’avait pasfaim ; afin d’éviter ses amis, parmi lesquels il venaitd’apercevoir Wronsky en uniforme d’écuyer de l’empereur, il seréfugia près d’une fenêtre, et, tout en examinant les groupes quise formaient, il prêta l’oreille à ce qu’on disait autour de lui.Au milieu de cette foule il distingua, vêtu d’un antique uniformede général de l’état-major, le vieux propriétaire à moustachesgrises qu’il avait vu jadis chez Swiagesky ; leurs yeux serencontrèrent et ils se saluèrent cordialement.

« Charmé de vous revoir, dit levieillard ; certes oui je me rappelle le plaisir de vous avoirvu chez Nicolas Ivanitch.

– Comment vont vos affaires decampagne ?

– Mais toujours avec perte, répondit levieillard doucement et d’un air convaincu, comme si ce résultatétait le seul qu’il admît. Et vous, comment se fait-il que vouspreniez part à notre coup d’État ? La Russie entièreparaît s’y être donné rendez-vous ; nous avons jusqu’à deschambellans, peut-être des ministres, dit-il en désignant Oblonsky,dont la haute taille imposante faisait sensation.

– Je vous avoue, répondit Levine, que je necomprends pas grand’chose à l’importance de ces élections de lanoblesse. »

Le vieillard le regarda étonné.

« Mais qu’y a-t-il à comprendre ? etquelle importance peuvent-elles avoir ? C’est une institutionen décadence, qui se prolonge par la force d’inertie. Voyez tousces uniformes : vous avez devant vous des juges de paix, desemployés, non des gentilshommes.

– Pourquoi, en ce cas, venez-vous auxassemblées ?

– Par habitude, pour entretenir des relations,par une sorte d’obligation morale ; j’y joins aussi unequestion d’intérêt personnel : mon gendre a besoin d’un coupd’épaule, il faut tâcher de l’aider à obtenir une place… Maispourquoi des personnages comme ceux-ci y viennent-ils ? – etil indiqua l’orateur dont le ton aigre avait frappé Levine pendantles débats qui précédèrent le vote.

– C’est une génération nouvelle degentilshommes.

– Pour être nouveaux, ils le sont, maispeut-on compter parmi les gentilshommes ceux qui attaquent lesdroits de la noblesse ?

– Puisque, selon vous, c’est une institutiontombée en désuétude ?…

– Il y a des institutions vieillies quidoivent être respectées et traitées doucement. Nous ne valonspeut-être pas grand’chose, mais nous n’en avons pas moins durémille ans. Supposez que vous traciez un nouveau jardin :irez-vous couper l’arbre séculaire qui s’est attardé sur votreterrain ? Non, vous tracerez vos allées et vos corbeilles defleurs de façon à garder intact le vieux chêne ; celui-là nerepousserait pas en un an. Eh bien et vos affaires àvous !

– Elles ne sont pas brillantes, et me donnenttout au plus 5 pour 100.

– Sans compter vos peines, qui vaudraientcependant bien aussi une rémunération. – Je vous en dirai autant,trop heureux si j’ai mes 5 pour 100.

– Pourquoi persévérons-nous alors ?

– Oui, pourquoi ? par habitude, jesuppose. Moi, par exemple, qui sais d’avance que mon fils uniquesera un savant et non un agriculteur, je m’obstine en dépit detout ! J’ai même planté un verger cette année.

– On dirait que nous nous sentons un devoir àremplir envers la terre, car pour ma part il y a longtemps que jene me fais plus illusion sur les profits de mon travail.

– J’ai, dit le vieillard, un marchand pourvoisin ; l’autre jour il est venu me faire visite ; nousavons parcouru la ferme, puis le jardin, et après avoir toutadmiré : « Votre domaine est en ordre, m’a-t-il dit, maisce que je ne comprends pas, c’est que vous ne rasiez pas lestilleuls de votre jardin ; ils ne font qu’épuiser votre terre,et le bois s’en vendrait bien. À votre place je m’endéferais. »

– Il le ferait certainement, – dit Levine ensouriant, car ce genre de raisonnement lui était connu, – et duprix qu’il en tirerait, il achèterait du bétail, ou bien un lopinde terre, qu’il affermerait aux paysans ; et il se ferait unepetite fortune là où nous serons trop heureux de garder notre terreintacte et de pouvoir la léguer à nos enfants.

– Vous êtes marié, m’a-t-on dit ?

– Oui, répondit Levine avec une orgueilleusesatisfaction. N’est-il pas étonnant que nous restions ainsiattachés à la terre, comme les vestales de l’antiquité au feusacré ? »

Le vieillard sourit sous ses moustachesblanches.

« D’aucuns, comme notre ami Swiagesky etle comte Wronsky, prétendent faire de l’industrie agricole ;mais jusqu’ici cela n’a servi qu’à manger son capital.

– Pourquoi n’arrivons-nous pas à faire commele marchand ? demanda Levine frappé de cette idée.

– À cause de notre manie d’entretenir le feusacré, comme vous dites : c’est un instinct de caste. Lespaysans ont le leur : un bon paysan s’obstinera à louer leplus de terre possible, et, qu’elle soit bonne au mauvaise, illabourera quand même.

– Nous sommes tous pareils ! dit Levine.Je suis bien enchanté de vous avoir rencontré, ajouta-t-il envoyant approcher Swiagesky.

– Nous nous retrouvons pour la première foisdepuis le jour où nous avons fait connaissance chez vous, fit levieillard en s’adressant à Swiagesky.

– Et vous venez certainement de médire dunouvel ordre des choses, répondit celui-ci en souriant.

– Il faut bien se soulager le cœur. »

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