Anna Karénine – Tome II

Chapitre 25

 

La réconciliation était complète. Dès lelendemain Anna, sans fixer définitivement le jour du départ, enactiva les apprêts, elle était occupée à retirer divers objetsd’une malle ouverte, et à les empiler sur les bras d’Annouchka,lorsque Wronsky entra, habillé pour sortir, malgré l’heure encorematinale.

« Je vais immédiatement chez maman,peut-être pourra-t-elle m’envoyer l’argent, et dans ce cas, nouspartirons demain. »

L’allusion à cette visite troubla les bonnesdispositions d’Anna.

« Non, ce n’est pas la peine ; je neserai pas prête moi-même. »

Et aussitôt elle se demanda pourquoi ledépart, impossible la veille, devenait admissible ce matin.

« Fais comme tu en avais eu l’intention,ajouta-t-elle, et maintenant va déjeuner, je te rejoins. »

Quand elle entra dans la salle à manger,Wronsky mangeait un bifteck.

« Cet appartement meublé me devientodieux, et la campagne m’apparaît comme la terre promise »,dit-elle d’un ton animé ; mais, en voyant le valet de chambreentrer pour demander le reçu d’une dépêche, son visage s’allongea.Il n’y avait rien d’étonnant cependant à ce que Wronsky reçût untélégramme.

« De qui la dépêche ?

– De Stiva, répondit sans empressement lecomte.

– Pourquoi ne me l’as-tu pas montrée ?Quel secret y a-t-il entre mon frère et moi ?

– Stiva a la manie du télégraphe ;qu’avait-il besoin de m’envoyer une dépêche pour lui dire que rienn’était décidé ?

– Pour le divorce ?

– Oui ; il prétend ne pas pouvoir obtenirde réponse définitive ; tiens, vois toi-même ».

Anna prit la dépêche d’une maintremblante ; la fin en était ainsi conçue : « Peud’espoir, mais je ferai le possible et l’impossible ».

« Ne t’ai-je pas dit hier que celam’était indifférent ? Aussi était-il parfaitement inutile deme rien cacher. – Il en use ainsi peut-être pour sescorrespondances avec des femmes, pensa-t-elle. – Je souhaiteraisque cette question t’intéressât aussi peu que moi.

– Elle m’intéresse parce que j’aime les chosesnettement définies.

– Pourquoi ? Qu’as-tu besoin du divorcesi l’amour existe ?

– Toujours l’amour ! pensa Wronsky avecune grimace. Tu sais bien que, si je le souhaite, c’est à cause detoi et des enfants.

– Il n’y aura plus d’enfants.

– Tant pis, je le regrette.

– Tu ne penses qu’aux enfants et pas à moi,dit-elle, oubliant qu’il venait de dire « à cause de toi etdes enfants », et mécontente de ce désir d’avoir des enfantscomme d’une preuve d’indifférence pour sa beauté.

– Au contraire, je pense à toi, car je suispersuadé que ton irritabilité tient principalement à la fausseté deta position, répondit-il d’un ton froid et contrarié.

– Je ne comprends pas que ma situation puisseêtre cause de mon irritabilité, dit-elle, voyant un juge terriblela condamner par les yeux de Wronsky ; cette situation meparaît parfaitement claire, ne suis-je pas absolument en tonpouvoir ?

– Oui, mais tu te méfies de ma liberté.

– Oh ! quant à cela, tu peux êtretranquille, fit-elle se versant du café, et remarquant combien sesgestes, et jusqu’à sa façon d’avaler, donnaient sur les nerfs deWronsky. Je me préoccupe peu des projets de mariage de ta mère.

– Nous ne parlons pas d’elle.

– Si fait, et tu peux m’en croire, une femmesans cœur, qu’elle soit jeune ou vieille, ne m’intéresse guère.

– Anna, je te prie de respecter ma mère.

– Une femme qui ne comprend pas en quoiconsiste l’honneur pour son fils n’a pas de cœur.

– Je te réitère la prière de ne pas parler dema mère d’une façon irrespectueuse », répéta le comte élevantla voix et regardant Anna sévèrement.

Elle supporta ce regard sans lui répondre, etse rappelant ses caresses de la veille : « Quellescaresses banales ! » pensa-t-elle.

« Tu n’aimes pas ta mère, ce sont desphrases et encore des phrases.

– Si c’est ainsi, il faut…

– Il faut prendre un parti, et quant à moi, jesais ce qu’il me reste à faire », dit-elle, se disposant àquitter la chambre, lorsque la porte s’ouvrit et livra passage àYavshine. Elle s’arrêta aussitôt et lui souhaita le bonjour.Pourquoi dissimulait-elle ainsi devant un étranger qui tôt ou tarddevait tout apprendre ? C’est ce qu’elle n’aurait puexpliquer ; mais elle se rassit et demandatranquillement :

« Vous a-t-on payé votre argent ?(Elle savait que Yavshine venait de gagner au jeu une grossesomme.)

– Je le recevrai probablement dans la journée,répondit le géant, remarquant qu’il était entré mal à propos. Quandpartez-vous ?

– Après-demain, je pense, dit Wronsky.

– N’avez-vous jamais pitié de vos malheureuxadversaires ? continua Anna s’adressant toujours aujoueur.

– C’est une question que je ne me suis pasposée, Anna Arcadievna. Ma fortune tout entière est là, fit-ilmontrant sa poche ; mais, riche en ce moment, je puis êtrepauvre en sortant du club ce soir. Celui qui joue avec moi megagnerait volontiers jusqu’à ma chemise : c’est cette luttequi fait le plaisir.

– Mais si vous étiez marié, qu’en dirait votrefemme ?

– Aussi bien, je ne compte pas me marier,répondit Yavshine en riant.

– Et vous n’avez jamais étéamoureux ?

– Oh Seigneur ! combien de fois !mais toujours de façon à ne pas manquer ma partie. »

Un amateur de chevaux, venant pour affaires,entra sur ces entrefaites, et Anna quitta la salle à manger.

Avant de sortir, Wronsky passa chez elle, etchercha quelque chose sur la table. Elle feignit de ne pasl’apercevoir, mais, honteuse de cette dissimulation :

« Que vous faut-il ? luidemanda-t-elle en français.

– Le certificat d’origine du cheval que jeviens de vendre, répondit Wronsky d’un ton qui signifiait plusclairement que des paroles : « Je n’ai pas le tempsd’entamer des explications qui ne mèneraient à rien ».« Je ne suis pas coupable, pensait-il : tant pis pourelle, si elle veut se punir. » Il crut cependant en quittantla chambre qu’elle l’appelait.

« Qu’y a-t-il, Anna ?demanda-t-il.

– Rien, répondit celle-ci froidement.

– Tant pis », se dit-il encore.

En passant devant une glace il aperçut unvisage si décomposé que l’idée de s’arrêter pour consoler Anna luivint, mais trop tard, il était déjà loin. Sa journée se passa toutentière hors de la maison, et, lorsqu’il rentra, la femme dechambre lui apprit qu’Anna Arcadievna avait la migraine et priaitqu’on ne la dérangeât pas.

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