Anna Karénine – Tome II

Chapitre 9

 

Cinq heures avaient sonné lorsque le maître dela maison rentra et rencontra à sa porte Kosnichef et Pestzoff. Levieux prince Cherbatzky, Karénine, Tourovtzine, Kitty et le jeuneCherbatzky étaient déjà réunis au salon. La conversation ylanguissait. Dolly, préoccupée du retard de son mari, ne parvenaitpas à animer son monde, que la présence de Karénine, en habit noiret cravate blanche selon l’usage pétersbourgeois, glaçaitinvolontairement.

Stépane Arcadiévitch s’excusa gaiement et,avec sa bonne grâce habituelle, changea en un clin d’œil l’aspectlugubre du salon ; il présenta ses invités l’un à l’autre,leur fournit un sujet de conversation, la russification de laPologne, installa le vieux prince auprès de Dolly, complimentaKitty sur sa beauté, et alla jeter un coup d’œil sur la table etsur les vins.

Levine le rencontra à la porte de la salle àmanger.

« Suis-je en retard ?

– Peux-tu ne pas l’être ! réponditOblonsky en le prenant par le bras.

– Tu as beaucoup de monde ? Qui ?demanda Levine, rougissant involontairement et secouant avec songant la neige qui couvrait son chapeau.

– Rien que la famille. Kitty est ici. Viens,que je te présente à Karénine. »

Lorsqu’il sut, à n’en pas douter, qu’il allaitse trouver en présence de celle qu’il n’avait pas revue depuis lasoirée fatale, sauf pendant sa courte apparition en voiture, Levineeut peur.

« Comment sera-t-elle ? Commeautrefois ? Si Dolly avait dit vrai ? Et pourquoin’aurait-elle pas dit vrai ? » pensa-t-il.

« Présente-moi à Karénine, je t’enprie », parvint-il enfin à balbutier, entrant au salon avec lecourage du désespoir.

Elle était là, et tout autre que par lepassé !

Au moment où Levine entra, elle le vit, et sajoie fut telle que, tandis qu’il saluait Dolly, la pauvre enfantcrut fondre en larmes. Levine et Dolly s’en aperçurent. Rougissant,pâlissant pour rougir encore, elle était si troublée que ses lèvrestremblaient. Levine s’approcha pour la saluer ; elle luitendit une main glacée avec un sourire qui aurait passé pour calme,si ses yeux humides n’eussent été si brillants.

« Il y a bien longtemps que nous ne noussommes vus, s’efforça-t-elle de dire.

– Vous ne m’avez pas vu, mais moi je vous aiaperçue en voiture, sur la route de Yergoushovo, venant du cheminde fer, répondit Levine rayonnant de bonheur.

– Quand donc ? demanda-t-elleétonnée.

– Vous alliez chez votre sœur, dit Levine,sentant la joie l’étouffer. « Comment, pensa-t-il, ai-je pucroire à un sentiment qui ne fût pas innocent dans cette touchantecréature ? Daria Alexandrovna a eu raison. »

Stépane Arcadiévitch vint lui prendre le braspour l’amener vers Karénine.

« Permettez-moi de vous faire faireconnaissance, dit-il en les présentant l’un à l’autre.

– Enchanté de vous retrouver ici, ditfroidement Alexis Alexandrovitch en serrant la main de Levine.

– Hé quoi, vous vous connaissez ? demandaOblonsky avec étonnement.

– Nous avons fait route ensemble pendant troisheures, dit en souriant Levine, et nous nous sommes quittés aussiintrigués qu’au bal masqué, moi du moins.

– Vraiment ?… Messieurs, veuillez passerdans la salle à manger », dit Stépane Arcadiévitch en sedirigeant vers la porte.

Les hommes le suivirent et s’approchèrentd’une table où était servie la zakouska, composée de six espècesd’eaux-de-vie, d’autant de variétés de fromages, ainsi que decaviar, de hareng, de conserves, et d’assiettées de pain français,coupé en tranches minces.

Les hommes mangèrent debout autour de la tableet, en attendant le dîner, la russification de la Polognecommençait à languir. Au moment de quitter le salon, AlexisAlexandrovitch démontrait que les principes élevés introduits parl’administration russe pouvaient seuls obtenir ce résultat.Pestzoff soutenait qu’une nation ne peut s’en assimiler une autrequ’à condition de l’emporter en densité de population. Kosnichef,avec certaines restrictions, partageait les deux avis, et pourclore cette conversation trop sérieuse par une plaisanterie, ilajouta en souriant :

« Le plus logique, pour nous assimilerles étrangers, me semblerait donc être d’avoir autant d’enfants quepossible. C’est là où mon frère et moi sommes en défaut, tandis quevous, messieurs, et surtout Stépane Arcadiévitch, agissez en bonspatriotes. Combien en avez-vous ? » demanda-t-il àcelui-ci en lui tendant un petit verre à liqueur.

Chacun rit, Oblonsky plus que personne.

« Fais-tu encore de la gymnastique ?dit Oblonsky en prenant Levine par le bras, et, sentant les musclesvigoureux de son ami se tendre sous le drap de la redingote :Quel biceps ! tu es un vrai Samson.

– Pour chasser l’ours, il faut, je suppose,être doué d’une force remarquable ? » demanda AlexisAlexandrovitch, dont les notions sur cette chasse étaient del’ordre le plus vague.

Levine sourit :

« Nullement : un enfant peut tuer unours ; – et il recula avec un léger salut pour faire place auxdames qui s’approchaient de la table.

– On m’a dit que vous veniez de tuer unours ? dit Kitty, cherchant à piquer de sa fourchette unchampignon récalcitrant, et découvrant un peu son joli bras enrejetant la dentelle de sa manche. Y a-t-il vraiment des ours chezvous ? » ajouta-t-elle en tournant à demi vers lui sajolie tête souriante.

Combien ces paroles, peu remarquables parelles-mêmes, ce son de voix, ces mouvements de mains, de bras et detête, avaient de charme pour lui ! Il y voyait une prière, unacte de confiance, une caresse douce et timide, une promesse, uneespérance, même une preuve d’amour qui l’étouffait de bonheur.

« Oh non, nous avons été chasser dans legouvernement de Tver, et c’est en revenant de là que j’ai rencontréen wagon votre beau-frère, le beau-frère de Stiva, dit-il ensouriant. La rencontre a été comique. »

Et il raconta gaiement et plaisamment comment,après avoir veillé la moitié de la nuit, il était entré de force,en touloupe, dans le wagon de Karénine.

« Le conducteur voulait m’éconduire àcause de ma tenue ; j’ai du me fâcher, et vous, monsieur,dit-il en se tournant vers Karénine, après m’avoir un moment jugésur mon costume, avez pris ma défense, ce dont je vous ai été bienreconnaissant.

– Les droits des voyageurs au choix de leursplaces sont trop peu déterminés en général, dit AlexisAlexandrovitch en s’essuyant le bout des doigts avec son mouchoir,après avoir mangé une fine tranche de pain et de fromage.

– Oh, j’ai bien remarqué votre hésitation,répondit en souriant Levine : c’est pourquoi je me suis hâtéd’entamer un sujet de conversation sérieux pour faire oublier mapeau de mouton. »

Kosnichef, qui causait avec la maîtresse de lamaison tout en prêtant l’oreille à la conversation, tourna la têtevers son frère. « D’où lui viennent ces airsconquérants ? » pensa-t-il.

Et en effet il semblait que Levine se sentîtpousser des ailes ! Car elle l’écoutait,elle prenait plaisir à l’entendre parler ; tout autreintérêt disparaissait devant celui-là. Il était seul avec elle, nonseulement dans cette chambre, mais dans l’univers entier, etplanait à des hauteurs vertigineuses, tandis qu’en bas, au-dessousd’eux, s’agitaient ces excellentes gens, Oblonsky, Karénine, et lereste de l’humanité.

Stépane Arcadiévitch, en plaçant son monde àtable, sembla complètement oublier Levine et Kitty, puis, serappelant soudain leur existence, il les mit l’un auprès del’autre.

Le dîner, servi avec élégance, car StépaneArcadiévitch y tenait beaucoup, réussit complètement. Le potageMarie-Louise, accompagné de petits pâtés qui fondaient dans labouche, fut parfait, et Matvei, avec deux domestiques en cravateblanche, fit le service adroitement et sans bruit.

Le succès ne fut pas moindre au point de vuede la conversation : tantôt générale, tantôt particulière,elle ne tarit pas, et lorsque, le dîner fini, on quitta la table,Alexis Alexandrovitch lui-même était dégelé.

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