Anna Karénine – Tome II

Chapitre 13

 

Levine résista à la tentation de suivre Kittyau salon quand on quitta la table, dans la crainte de lui déplairepar une assiduité trop marquée ; il resta avec les hommes, etprit part à la conversation générale : mais, sans regarderKitty, il ne perdait aucun de ses mouvements, il devinait jusqu’àla place qu’elle occupait au salon. Tout d’abord il remplit, sansle moindre effort, la promesse qu’il avait faite d’aimer sonprochain et de n’en penser que du bien. La conversation tomba surla commune en Russie, que Pestzoff considérait comme un ordre dechoses nouveau, destiné à servir d’exemple au reste du monde.Levine était aussi peu de son avis que de celui de Serge Ivanitch,qui reconnaissait et niait, tout à la fois, la valeur de cetteinstitution, mais il chercha à les mettre d’accord en adoucissantles termes dont ils se servaient, sans qu’il éprouvât le moindreintérêt pour la discussion. Son unique désir était de voir chacunheureux et content. Une personne, la seule désormais importantepour lui, s’était approchée de la porte ; il sentit un regardet un sourire fixés sur lui et fut obligé de se retourner. Elleétait là, debout avec Cherbatzky, et le regardait.

« Je pensais que vous alliez vous mettreau piano ? dit-il en s’approchant d’elle ; voilà ce quime manque à la campagne : la musique.

– Non ; nous étions simplement venus vouschercher, et je vous remercie d’avoir compris, répondit-elle en lerécompensant d’un sourire. Quel plaisir y a-t-il à discuter ?on ne convainc jamais personne.

– Combien c’est vrai !… »

Levine avait tant de fois remarqué que, dansles longues discussions, de grands efforts de logique et unedépense de paroles considérable ne produisent le plus souvent aucunrésultat, qu’il sourit de bonheur en entendant Kitty deviner etdéfinir sa pensée avec cette concision. Cherbatzky s’éloigna, et lajeune fille s’approcha d’une table de jeu, s’assit, et se mit àtracer des cercles sur le drap avec de la craie.

« Bon Dieu ! j’ai couvert la tablede mes griffonnages, dit-elle en déposant la craie, après un momentde silence, avec un mouvement qui indiquait l’intention de selever.

– Comment ferai-je pour rester sanselle ? pensa Levine avec terreur.

– Attendez, dit-il en s’asseyant près de latable. Il y a longtemps que je voulais vous demander unechose. »

Elle le regarda de ses yeux caressants, maisun peu inquiets.

« Demandez.

– Voici », dit-il, prenant la craie etécrivant les lettres q, v, a, d, c, e, i, e, i, a, o,t ? qui étaient les premières des mots :« Quand vous avez dit c’est impossible, était-ce impossiblealors ou toujours ? » Il était peuvraisemblable que Kitty pût comprendre cette question compliquée.Levine la regarda néanmoins de l’air d’un homme dont la viedépendait de l’explication de cette phrase.

Elle réfléchit sérieusement, appuya le frontsur sa main, et se mit à déchiffrer avec attention, interrogeantparfois Levine des yeux.

« J’ai compris, dit-elle enrougissant.

– Quel est ce mot ? demanda-t-ilindiquant l’i du mot impossible.

– Cette lettre signifie impossible.Le mot n’est pas juste », répondit-elle.

Il effaça brusquement ce qu’il avait écrit, etlui tendit la craie. Elle écrivit : a, j, n, p, r,d.

Dolly apercevant sa sœur la craie en main, unsourire timide et heureux sur les lèvres, levant les yeux versLevine qui se penchait sur la table en attachant un regard brillanttantôt sur elle, tantôt sur le drap, se sentit consolée de saconversation avec Alexis Alexandrovitch ; elle vit Levinerayonner de joie ; il avait compris la réponse :« Alors je ne pouvais répondredifféremment. »

Il regarda Kitty d’un air craintif etinterrogateur.

« Alors seulement ?

– Oui, répondit le sourire de la jeunefille.

– Et… maintenant ? demanda-t-il.

– Lisez, je vais vous avouer ce que jesouhaiterais ; et vivement elle traça les premières lettresdes mots : « Que vous puissiez pardonner etoublier. »

À son tour il saisit la craie de ses doigtsémus et tremblants, et répondit de la même façon : « Jen’ai jamais cessé de vous aimer ».

Kitty le regarda et son sourire s’arrêta.

« J’ai compris, murmura-t-elle.

– Vous jouez au secrétaire ? dit le vieuxprince, s’approchant d’eux ;… mais si tu veux venir authéâtre, il est temps de partir. »

Levine se leva et reconduisit Kitty jusqu’à laporte. Cet entretien décidait tout : Kitty avait avoué qu’ellel’aimait, et lui avait permis de venir le lendemain matin parler àses parents.

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