Anna Karénine – Tome II

Chapitre 30

 

« Voilà mes idées quis’éclaircissent ! se dit Anna lorsqu’elle se retrouva encalèche, roulant sur le pavé inégal. À quoi ai-je pensé en dernierlieu ? Ah oui, aux réflexions de Yavshine sur la lutte pour lavie et sur la haine qui seule unit les hommes… Qu’allez-vouschercher en guise de plaisir ? » pensa-t-elle,interpellant mentalement une joyeuse société installée dans unevoiture à quatre chevaux, et allant évidemment s’amuser à lacampagne ; « vous ne vous échapperez pas àvous-mêmes ! » Et, voyant à quelques pas de là un ouvrierivre emmené par un garde de police : « Ceci ferait mieuxl’affaire. Nous en avons aussi essayé, du plaisir, le comte Wronskyet moi, et nous nous sommes trouvés bien au-dessous des joiessuprêmes auxquelles nous aspirions ! » Et pour lapremière fois Anna dirigea sur ses relations avec le comte cettelumière éclatante qui tout à coup lui révélait la vie.« Qu’a-t-il cherché en moi ? Les satisfactions de lavanité plutôt que celles de l’amour ! » Et les paroles deWronsky, l’expression de chien soumis que prenait son visage auxpremiers temps de leur liaison, lui revenaient en mémoire pourconfirmer cette pensée. « Il cherchait par-dessus tout letriomphe du succès ; il m’aimait, mais principalement parvanité. Maintenant qu’il n’est plus fier de moi, c’est fini ;m’ayant pris tout ce qu’il pouvait me prendre, et ne trouvant plusde quoi se vanter, je lui pèse, et il n’est préoccupé que de ne pasmanquer extérieurement d’égards envers moi. S’il veut le divorce,c’est dans ce but. Il m’aime peut-être encore, maiscomment ? « The zest is gone ». Au fond du cœuril sera soulagé d’être délivré de ma présence. Tandis que mon amourdevient de jour en jour plus égoïstement passionné, le siens’éteint peu à peu ; c’est pourquoi nous n’allons plusensemble. J’ai besoin de l’attirer à moi, lui de me fuir ;jusqu’au moment de notre liaison nous allions l’un au-devant del’autre, maintenant c’est en sens inverse que nous marchons. Ilm’accuse d’être ridiculement jalouse, je m’en accuse aussi, mais lavérité, c’est que mon amour ne se sent plus satisfait. » Dansle trouble qui la possédait, Anna changea de place dans la calèche,remuant involontairement les lèvres comme si elle allait parler.« Si je pouvais, je chercherais à lui être une amieraisonnable, et non une maîtresse passionnée que sa froideurexaspère ; mais je ne puis me transformer. Il ne me trompepas, j’en suis certaine, il n’est pas plus amoureux de Kitty que dela princesse Sarokine, mais qu’est-ce que cela me fait ? Dumoment que mon amour le fatigue, qu’il n’éprouve plus pour moi ceque j’éprouve pour lui, que me font ses bons procédés ? Jepréférerais presque sa haine ; là où cesse l’amour, commencele dégoût, et cet enfer je le subis…

« Qu’est-ce que ce quartierinconnu ? des montagnes, des maisons, toujours des maisons,habitées par des gens qui se haïssent les uns les autres…

« Que pourrait-il m’arriver qui medonnerait encore du bonheur ? Supposons qu’AlexisAlexandrovitch consente au divorce, qu’il me rende Serge, quej’épouse Wronsky ? » Et en songeant à Karénine Anna levit devant elle, avec son regard éteint, ses mains veinées de bleu,ses phalanges qui craquaient, et l’idée de leurs rapports, jadisqualifiés de tendres, la fit tressaillir d’horreur.« Admettons que je sois mariée ; Kitty merespectera-t-elle pour cela ? Serge ne se demandera-t-il paspourquoi j’ai deux maris ? Wronsky changera-t-il pourmoi ? peut-il encore s’établir entre lui et moi des relationsqui me donnent, je ne dis pas du bonheur, mais des sensations quine soient pas une torture ? Non, se répondit-elle sanshésiter, la scission entre nous est trop profonde ; je faisson malheur, il fait le mien, nous n’y changerons plus rien !– Pourquoi cette mendiante avec son enfant, s’imagine-t-elleinspirer la pitié ? Ne sommes-nous pas tous jetés sur cetteterre pour souffrir les uns par les autres ? Des écoliers quirentrent du gymnase… mon petit Serge !… lui aussi j’ai crul’aimer, mon affection pour lui m’attendrissait moi-même. J’aipourtant vécu sans lui, échangeant son amour contre celui d’unautre, et, tant que cette passion pour l’autre a été satisfaite, jene me suis pas plainte de l’échange. » Elle était presquecontente d’analyser ses sentiments avec cette implacable clarté.« Nous en sommes tous là, moi, Pierre, le cocher, tous cesmarchands, les gens qui vivent au bord du Volga et qu’on attire parces annonces collées au mur, partout, toujours…

– Faut-il prendre le billet pourObiralowka ? » demanda Pierre en approchant de lagare.

Elle eut peine à comprendre cette question,ses pensées étaient ailleurs et elle avait oublié ce qu’elle venaitfaire.

« Oui », répondit-elle enfin, luitendant sa bourse et descendant de calèche, son petit sac rouge àla main.

Les détails de sa situation lui revinrent à lamémoire pendant qu’elle traversait la foule pour se rendre à lasalle d’attente ; assise sur un grand divan circulaire, enattendant le train, elle repassa dans sa pensée les différentesrésolutions auxquelles elle pouvait se fixer ; puis elle sereprésenta le moment où elle arriverait à la station, le billetqu’elle écrirait à Wronsky, ce qu’elle lui dirait en entrant dansle salon de la vieille comtesse, où peut-être en ce moment il seplaignait des amertumes de sa vie. L’idée qu’elle aurait encore puvivre heureuse traversa son cerveau ;… combien il était durd’aimer et de haïr tout à la fois ! combien surtout son pauvrecœur battait à se rompre !…

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