Anna Karénine – Tome II

Chapitre 26

 

Jamais encore une journée ne s’était écouléesans amener une réconciliation, et cette fois leur querelle avaitressemblé à une rupture. Pour s’éloigner comme Wronsky l’avaitfait, malgré l’état de désespoir auquel il l’avait vue réduite,c’est qu’il la haïssait, qu’il en aimait une autre. Les mots cruelssortis de la bouche du comte revenaient tous à la mémoire d’Anna,et dans son imagination s’aggravaient de propos grossiers dont ilétait incapable.

« Je ne vous retiens pas, luifaisait-elle dire, vous pouvez partir ; puisque vous ne teniezpas au divorce, c’est que vous comptiez retourner chez votre mari.S’il vous faut de l’argent, vous n’avez qu’à déclarer la somme.

« Mais hier encore il me jurait qu’iln’aimait que moi !… C’est un homme honnête et sincère, sedisait-elle le moment d’après. Ne me suis-je déjà pas désespéréeinutilement bien des fois ? »

Elle passa toute la journée, sauf une visitede deux heures qu’elle fit à la famille de sa protégée, enalternatives de doute et d’espérance ; lasse d’attendre toutela soirée, elle finit par rentrer dans sa chambre, en recommandantà Annouchka de la dire souffrante. « S’il vient malgré tout,c’est qu’il m’aime encore ; sinon, c’est fini, et je sais cequ’il me reste à faire. »

Elle entendit le roulement de la calèche surle pavé quand le comte rentra, son coup de sonnette et son colloqueavec Annouchka ; puis ses pas s’éloignèrent, il rentra dansson cabinet, et Anna comprit que le sort en était jeté. La mort luiapparut alors comme l’unique moyen de punir Wronsky, de triompherde lui et de reconquérir son amour. Le départ, le divorce,devenaient choses indifférentes : l’essentiel était lechâtiment.

Elle prit sa fiole d’opium et versa la doseaccoutumée dans un verre ; en avalant le tout il était sifacile d’en finir ! Couchée, les yeux ouverts, elle suivit surle plafond l’ombre de la bougie qui achevait de brûler dans unbougeoir, et dont la lumière tremblante se confondait par momentsavec l’ombre du paravent qui divisait la chambre.

Que penserait-il quand elle auraitdisparu ? Que de remords il éprouverait ! « Commentai-je pu lui parler durement ? se dirait-il, la quitter sansune parole d’affection, et elle n’est plus, elle nous a quittéspour jamais ! » Tout à coup l’ombre du paravent semblachanceler et gagner tout le plafond, les autres ombres serejoignirent, vacillèrent, et se confondirent dans une obscuritécomplète. « La mort ! » pensa-t-elle avec effroi, etune terreur si profonde s’empara de tout son être que, cherchantdes allumettes d’une main tremblante, elle resta quelque temps àrassembler ses idées sans savoir où elle se trouvait ; deslarmes de joie lui inondèrent le visage lorsqu’elle comprit qu’ellevivait encore. « Non, non, tout plutôt que la mort ! Jel’aime, il m’aime aussi, ces mauvais jours passeront ! »Et pour échapper à ses frayeurs elle prit la bougie, et se sauvadans le cabinet de Wronsky.

Il y dormait d’un paisible sommeil, qu’ellecontempla longuement, en pleurant d’attendrissement ; maiselle se garda bien de le réveiller, il l’aurait regardée de son airglacial, et elle-même n’eût pas résisté au besoin de se justifieret de l’accuser. Elle rentra donc dans sa chambre, prit une doubledose d’opium, et s’endormit d’un sommeil pesant qui ne lui ôta pasle sentiment de ses souffrances. Vers le matin elle eut uncauchemar affreux : comme autrefois elle vit un petit moujikébouriffé prononcer d’inintelligibles paroles en remuant quelquechose, et ce quelque chose lui sembla d’autant plus terrifiant quel’homme l’agitait au-dessus de sa tête à elle, sans avoir l’air dela remarquer. Une sueur froide l’inonda.

À son réveil les événements de la veille luirevinrent confusément à l’esprit.

« Que s’est-il passé de sidésespéré ? pensa-t-elle, une querelle ? ce n’est pas lapremière. J’ai prétexté une migraine et il n’a pas voulu medéranger, voilà tout. Demain nous partons ; il faut le voir,lui parler et hâter le départ. »

Aussitôt levée, elle se dirigea vers lecabinet de Wronsky ; mais, en traversant le salon, le bruitd’une voiture s’arrêtant à la porte attira son attention, et la fitregarder par la fenêtre. C’était un coupé : une jeune fille enchapeau clair, penchée à la portière, donnait des ordres à un valetde pied ; celui-ci sonna, on parla dans le vestibule ;puis quelqu’un monta, et Anna entendit Wronsky descendre l’escalieren courant. Elle le vit sortir tête nue sur le perron, s’approcherde la voiture, prendre un paquet des mains de la jeune fille, etsourire en lui parlant. Le coupé s’éloigna et Wronsky remontavivement.

Cette petite scène dissipa soudain l’espèced’engourdissement qui pesait sur l’âme d’Anna, et les impressionsde la veille lui déchirèrent le cœur plus douloureusement quejamais. Comment avait-elle pu s’abaisser au point de rester un jourde plus sous ce toit !

Elle entra dans le cabinet du comte pour luidéclarer la résolution qu’elle avait prise.

« La princesse Sarokine et sa fille m’ontapporté l’argent et les papiers de ma mère que je n’avais puobtenir hier, dit celui-ci tranquillement, sans avoir l’air deremarquer l’expression sombre et tragique de la physionomie d’Anna.Comment te sens-tu ce matin ? »

Debout au milieu de la chambre, elle leregarda fixement, tandis qu’il continuait à lire sa lettre, lefront plissé, après avoir jeté les yeux sur elle.

Anna, sans parler, tourna lentement surelle-même et sortit de la chambre ; il pouvait encore laretenir, mais il la laissa dépasser le seuil de la porte.

« À propos, s’écria-t-il au moment oùelle allait disparaître, c’est bien décidément demain que nouspartons ?

– Vous, mais non pas moi, répondit-elle.

– Anna, la vie dans ces conditions estimpossible.

– Vous, pas moi, répéta-t-elle encore.

– Cela n’est plus tolérable !

– Vous… vous en repentirez », dit-elle etelle sortit.

Effrayé du ton désespéré dont elle avaitprononcé ces derniers mots, le premier mouvement de Wronsky fut dela suivre ; mais il réfléchit, se rassit et, irrité de cettemenace inconvenante, murmura en serrant les dents :« J’ai essayé de tous les moyens. Il ne me reste quel’indifférence » ; et il s’habilla afin de se rendre chezsa mère pour lui faire signer une procuration.

Anna l’entendit quitter son cabinet et lasalle à manger, s’arrêter dans l’antichambre pour y donner quelquesordres relatifs au cheval qu’il venait de vendre ; elleentendit avancer la calèche et ouvrir la porte d’entrée ;quelqu’un remonta précipitamment l’escalier, elle courut à lafenêtre, et vit Wronsky prendre des mains de son valet de chambreune paire de gants oubliée, puis toucher le dos du cocher, lui direquelques mots, et, sans lever les yeux vers la fenêtre, serenverser dans sa pose habituelle au fond de la calèche, encroisant une jambe sur l’autre. Au tournant de la rue il disparutaux yeux d’Anna.

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