Anna Karénine – Tome II

Chapitre 11

 

« Pauvre et charmante femme ! »pensa Levine en se retrouvant dans la rue à l’air glacé de lanuit.

« Que t’avais-je dit ? lui demandaOblonsky en le voyant conquis : n’avais-je pasraison ?

– Oui, répondit Levine d’un air pensif, cettefemme est vraiment remarquable, et la séduction qu’elle exerce netient pas seulement à son esprit : on sent qu’elle a du cœur.Elle fait peine !

– Dieu merci, tout s’arrangera j’espère ;mais que ceci te prouve qu’il faut se méfier des jugementstéméraires. Adieu, nous allons de côtés différents. »

Levine rentra chez lui, subjugué par le charmed’Anna, cherchant à se rappeler les moindres incidents de lasoirée, et persuadé qu’il comprenait cette personne supérieure.

Kousma en ouvrant la porte apprit à son maîtreque Catherine Alexandrovna se portait bien, et que ses sœursvenaient à peine de la quitter ; il lui remit en même tempsdeux lettres, et Levine les parcourut aussitôt. L’une était de sonintendant, qui ne trouvait pas acheteur pour le blé à un prixconvenable ; l’autre de sa sœur, qui lui reprochait denégliger son affaire de tutelle.

« Eh bien, nous vendrons au-dessous denotre prix, pensa-t-il tranchant légèrement la premièrequestion ; quant à ma sœur, elle est dans son droit en megrondant, mais le temps passe si rapidement que je n’ai pas trouvéle moyen d’aller au tribunal aujourd’hui, et j’en avais cependantl’intention. »

Il se jura d’y aller le lendemain et, sedirigeant vers la chambre de sa femme, jeta un coup d’œilrétrospectif sur sa journée : qu’avait-il fait, sinon causer,toujours causer ? Aucun des sujets abordés ne l’eût occupé àla campagne, ils ne prenaient d’importance qu’ici, et, quoique cesentretiens n’eussent rien de répréhensible, il se sentit comme unremords au fond du cœur en se rappelant son attendrissement demauvais aloi sur Anna.

Kitty était triste et rêveuse ; le dînerdes trois sœurs avait été gai ; cependant, Levine ne rentrantpas, la soirée leur avait paru longue.

« Qu’es-tu devenu ? luidemanda-t-elle, remarquant un éclat suspect dans ses yeux, mais segardant bien de le dire pour ne pas arrêter son expansion.

– J’ai rencontré Wronsky au club et j’en suisbien aise ; cela s’est passé naturellement, et dorénavant iln’y aura plus de gêne entre nous, quoique mon intention ne soit pasde rechercher sa société. » Et tout en disant ces mots ilrougit, car pour « ne pas rechercher sa société » ilavait été chez Anna en sortant du club. « Nous nous plaignonsdes tendances du peuple à l’ivrognerie, mais je crois que leshommes du monde boivent tout autant, et ne se bornent pas à segriser les jours de fête. »

Kitty s’intéressait beaucoup plus à la causede la rougeur subite de son mari qu’aux tendances du peuple àl’ivrognerie ; aussi reprit-elle ses questions :

« Qu’as-tu fait après le dîner ?

– Stiva m’a tourmenté pour l’accompagner chezAnna Arcadievna », répondit-il, rougissant de plus en plus etne doutant pas cette fois du peu de convenance de sa visite.

Les yeux de Kitty lancèrent des éclairs, maiselle se contint et dit simplement :

« Ah !

– Tu n’es pas fâchée ? Stiva me l’ademandé avec tant d’insistance, et je savais que Dolly le désiraitégalement.

– Oh non ! répondit-elle avec un regardqui ne prédisait rien de bon.

– C’est une charmante femme qu’il fautplaindre, continua Levine, et il raconta la vie que menait Anna, ettransmit ses souvenirs à Kitty.

– De qui as-tu reçu unelettre ? »

Il le lui dit et, trompé par ce calmeapparent, passa dans son cabinet pour se déshabiller. Quand ilrentra, Kitty n’avait pas bougé ; assise à la même place, ellele regarda approcher et fondit en larmes.

« Qu’y a-t-il ? demanda-t-ilinquiet, comprenant la cause de ces pleurs.

– Tu t’es épris de cette affreuse femme, jel’ai vu à tes veux, elle t’a déjà ensorcelé. Et pouvait-il en êtreautrement ? Tu as été au club, tu as trop bu, où pouvais-tualler de là, sinon chez une femme comme elle ? Non, cela nesaurait durer ainsi : demain nous repartons. »

Levine eut fort à faire pour adoucir sa femme,et n’y parvint qu’en promettant de ne plus retourner chez Anna,dont la pernicieuse influence, jointe à un excès de champagne,avait troublé sa raison. Ce qu’il confessa avec plus de sincéritéfut le mauvais effet que lui produisait cette vie oisive passée àboire, manger et bavarder. Ils causèrent fort avant dans la nuit,et ne parvinrent à s’endormir que vers trois heures du matin, assezréconciliés pour retrouver le sommeil.

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