Anna Karénine – Tome II

Chapitre 15

 

Sa femme rentrée dans son appartement, Levinese rendit chez Dolly et la trouva très excitée, arpentant sachambre de long en large, et grondant la petite Macha, qui, deboutdans un coin, pleurait à chaudes larmes.

« Tu resteras là toute la journée, sansdîner, sans poupées, et tu n’auras pas de robe neuve, disait-elle,à bout de châtiments.

– Qu’a-t-elle fait ? demanda. Levine,contrarié d’arriver mal à propos, car il voulait consulter sabelle-sœur.

– C’est une mauvaise fille ! Ah !combien je regrette miss Elliott ; cette gouvernante est unevraie machine ! Figure-toi… »

Et elle raconta les méfaits de la coupableMacha.

« Je ne vois là rien de bien grave, c’estune gaminerie…

– Mais, qu’as-tu, toi ? tu as l’air ému,que s’est-il passé ? » demanda Dolly.

Et au ton dont elle fit ces questions, Levinesentit qu’il serait compris.

« Nous venons de nous quereller avecKitty, c’est la seconde fois depuis l’arrivée de Stiva. »

Dolly le regarda de ses yeux intelligents.

« La main sur la conscience, dis-moi sice jeune homme a un ton qui puisse non seulement être désagréable,mais intolérable pour un mari ?

« Que veux-tu que je te dise… Selon lesidées reçues dans le monde, il se conduit comme tous les jeunesgens, il fait la cour à une jeune femme, et un mari homme du mondeen serait flatté.

– C’est ça, tu l’as remarqué ?

– Non seulement moi, mais Stiva m’a fait,après le thé, la même remarque.

– Alors me voilà tranquille, je vais lechasser, dit Levine.

– As-tu perdu l’esprit ? s’écria Dollyavec terreur, à quoi penses-tu, Kostia ?… Va, dit-elle,s’interrompant pour se tourner vers l’enfant prête à quitter soncoin, va trouver Fanny… Je t’en prie, laisse-moi parler àStiva ; il l’emmènera, on peut lui dire qu’on attend dumonde…

– Non, non, je ferai l’exécution moi-même,cela m’amusera… Allons, Dolly, pardonne-lui », dit-il enmontrant la petite criminelle debout près de sa mère, la tête basseet n’osant aller chez Fanny.

L’enfant, voyant sa mère radoucie, se jetadans ses bras en sanglotant, et Dolly lui posa tendrement sa mainamaigrie sur la tête.

« Il n’y a rien de commun entre ce garçonet nous », pensa Levine, se mettant en quête de Vassinka.

Dans le vestibule, il donna l’ordre d’attelerla calèche.

« Les ressorts se sont cassés hier,répondit le domestique. »

– Alors le tarantass, mais au plusvite. »

Vassinka mettait des guêtres pour monter àcheval, la jambe posée sur une chaise, lorsque Levine entra. Levisage de celui-ci avait une expression particulière, aussiWeslowsky ne put se dissimuler que son « petit brin decour » n’était pas à sa place dans cette famille ; il sesentit aussi mal à l’aise que peut l’être un jeune homme dumonde.

« Vous montez à cheval en guêtres ?lui demanda Levine, s’emparant d’une baguette qu’il avait cueilliele matin en faisant de la gymnastique.

– Oui, c’est plus propre », réponditVassinka, achevant de boutonner sa guêtre.

C’était au fond un si bon enfant, que Levinese sentit honteux en remarquant la soudaine timidité de sonhôte.

« Je voulais… – il s’arrêta confus, maiscontinua en se rappelant sa scène avec Kitty… – je voulais vousdire que j’ai fait atteler.

– Pourquoi ? où allons-nous ?demanda Vassinka étonné.

– Pour vous mener à la gare, dit Levine d’unair sombre.

– Partez-vous ? est-il survenu quelquechose ?

– Il est survenu que j’attends du monde,continua Levine, cassant sa baguette de plus en plusvivement ; ou plutôt non, je n’attends personne, mais je vousprie de partir : interprétez mon impolitesse comme bon voussemblera. »

Vassinka se redressa avec dignité.

« Veuillez m’expliquer…

– Je n’explique rien, et vous ferez mieux dene pas me questionner », dit Levine lentement, tâchant derester calme et d’arrêter le tremblement convulsif de ses traits,mais continuant à briser sa baguette. Le geste et la tension desmuscles dont Vassinka avait éprouvé la vigueur le matin même, enfaisant de la gymnastique, convainquirent celui-ci mieux que desparoles. Il haussa les épaules, sourit dédaigneusement, salua etdit :

« Pourrai-je voir Oblonsky ?

– Je vais vous l’envoyer, répondit Levine, quece haussement d’épaules n’offensa pas ; que lui reste-t-ild’autre à faire ? » pensa-t-il.

« Mais cela n’a pas le sens commun, c’estdu dernier ridicule ! s’écria Stépane Arcadiévitch lorsqu’ilrejoignit Levine au jardin, après avoir appris de Weslowsky qu’ilétait chassé. Quelle mouche t’a piquée ? Si ce jeunehomme… »

La place piquée se trouvait encore si sensibleque Levine interrompit son beau-frère dans les explications qu’ilvoulait lui donner.

« Ne prends pas la peine de disculper cejeune homme ; je suis désolé, aussi bien à cause de toi que delui, mais il se consolera facilement, tandis que pour ma femme etpour moi sa présence devenait intolérable.

– Jamais je ne t’aurais cru capable d’uneaction semblable ; on peut être jaloux, mais pas à cepoint ! »

Levine lui tourna le dos, et continua àmarcher dans l’allée, en attendant le départ. Bientôt il entenditun bruit de roues, et vit passer au travers des arbres Vassinkaassis sur du foin (le tarantass n’avait pas même de siège), lesrubans de son béret flottant derrière lui à la moindresecousse.

« Qu’est-ce encore ? » pensaLevine voyant le domestique sortir en courant de la maison pourarrêter la véhicule : c’était afin d’y placer le mécanicienqu’on avait oublié, et qui prit place, en saluant, auprès deVassinka.

Serge Ivanitch et la princesse furent outrésde la conduite de Levine ; lui-même se sentait ridicule ausuprême degré ; mais, en songeant à ce que Kitty et luiavaient souffert, il s’avoua qu’au besoin il eût recommencé. On seretrouva le soir avec une recrudescence de gaieté, comme desenfants après une punition, ou des maîtres de maison au lendemaind’une réception officielle pénible ; chacun se sentaitsoulagé, et Dolly fit rire Warinka aux larmes, en lui racontantpour la troisième fois, et toujours avec de nombreusesamplifications, ses propres émotions. Elle avait, disait-elle,réservé en l’honneur de leur hôte une paire de délicieuses bottinestoutes neuves ; le moment de les produire était venu ;elle entrait au salon, lorsqu’un bruit de ferraille dans l’avenuel’attira à la fenêtre. Quel spectacle s’offrait à sa vue !Vassinka lui-même, son petit béret, ses rubans flottants, sesromances et ses guêtres, ignominieusement assis sur du foin !Si du moins on lui avait attelé une voiture ! mais non !Tout à coup on l’arrête… Dieu merci ! on s’est ravisé, on apris pitié de lui… Pas du tout : c’est un gros Allemand qu’onajoute à son malheur ! Décidément, l’effet des bottines étaitmanqué !

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