Anna Karénine – Tome II

Chapitre 14

 

Vers dix heures du matin, après avoir fait saronde à la ferme, Levine frappait à la porte de Vassinka.

« Entrez, dit celui-ci, excusez-moi, maisje termine mes ablutions.

– Ne vous gênez pas. Avez-vous biendormi ?

– Comme un mort.

– Que prenez-vous le malin, du café ou duthé ?

– Ni l’un ni l’autre, je déjeune à l’anglaise.Je suis honteux d’être ainsi en retard ! Ces dames sont sansdoute levées ? Ne serait-ce pas le moment de faire unepromenade ? vous me montrerez vos chevaux ? »

Levine y consentit volontiers ; ilsfirent le tour du jardin, examinèrent l’écurie, firent un peu degymnastique, et rentrèrent au salon.

« Nous avons eu une chasse bien amusante,dit Weslowsky s’approchant de Kitty installée près du samovar. Queldommage que les dames soient privées de ceplaisir ! »

« Il faut bien qu’il dise un mot à lamaîtresse de la maison », pensa Levine, déjà ennuyé de l’airconquérant du jeune homme.

La princesse causait avec la sage-femme etSerge Ivanitch sur la nécessité d’installer sa fille à Moscou pourl’époque de sa délivrance, et elle appela son gendre pour luiparler de cette grave question. Rien ne froissait Levine autant quecette attente banale d’un événement aussi extraordinaire que lanaissance d’un fils, car ce serait un fils. Il n’admettait pas quecet invraisemblable bonheur, entouré de tant de mystère pour lui,fût discuté comme un fait très ordinaire par ces femmes qui encomptaient l’échéance sur leurs doigts ; leurs entretiens,aussi bien que les objets de layette, le blessaient, et ildétournait l’oreille comme autrefois quand il devait songer auxpréparatifs de son mariage.

La princesse ne comprenait rien à cesimpressions, et voyait dans cette indifférence apparente del’étourderie et de l’insouciance ; aussi ne lui laissait-ellepas de repos ; elle venait de charger Serge Ivanitch dechercher un appartement, et tenait à ce que Constantin donnât sonavis.

« Faites ce que bon vous semble,princesse, je n’y entends rien.

– Mais il faut décider l’époque à laquellevous rentrerez à Moscou.

– Je l’ignore ; ce que je sais, c’est quedes millions d’enfants naissent hors de Moscou.

– Dans ce cas…

– Kitty fera ce qu’elle voudra.

– Kitty ne doit pas entrer dans des détailsqui pourraient l’effrayer ; rappelle-toi que Nathalie Galizineest morte en couches ce printemps, faute d’un bon accoucheur.

– Je ferai ce que vous voudrez », répétaencore Levine, d’un air sombre, et il cessa d’écouter sabelle-mère ; son attention était ailleurs.

« Cela ne peut durer ainsi »,pensait-il, jetant de temps en temps un coup d’œil sur Vassinkapenché, vers Kitty, et sur sa femme troublée et rougissante. Lapose de Weslowsky lui parut inconvenante, et, comme l’avant-veille,il tomba soudain des hauteurs du bonheur le plus idéal dans unabîme de haine et de confusion. Le monde lui devintinsupportable.

« Comme tu descends tard, dit en cemoment Oblonsky, étudiant la physionomie de Levine, à Dolly quientrait au salon.

– Macha a mal dormi et m’a fatiguée »,répondit Daria Alexandrovna.

Vassinka se leva un instant, salua et serassit pour reprendre sa conversation avec Kitty ; il luiparlait encore d’Anna, discutant la possibilité d’aimer dans cesconditions extralégales, et, quoique l’entretien déplût à la jeunefemme, elle était trop inexpérimentée et trop naïve pour savoir ymettre un terme et dissimuler la gêne à la fois et l’espèce deplaisir que lui causaient les attentions du jeune homme. La craintede la jalousie de son mari contribuait à son émotion, car ellesavait d’avance qu’il interpréterait mal chacune de ses paroles,chacun de ses gestes.

« Où vas-tu, Kostia ? luidemanda-t-elle d’un air coupable en le voyant sortir d’un pasdélibéré.

– Je vais parler à un mécanicien allemand venuen mon absence », répondit-il sans la regarder, convaincu del’hypocrisie de sa femme.

À peine fut-il dans son cabinet qu’il entenditle pas bien connu de Kitty descendant l’escalier avec uneimprudente vivacité. Elle frappa à sa porte.

« Que veux-tu ? Je suis occupé,dit-il sèchement.

– Excusez-moi, fit Kitty entrant et,s’adressant à l’Allemand : j’ai un mot à dire à monmari. »

Le mécanicien voulut sortir, mais Levinel’arrêta.

« Ne vous dérangez pas.

– Je ne voudrais pas manquer le train de troisheures », fit remarquer l’Allemand.

Sans lui répondre, Levine sortit avec sa femmedans le corridor.

« Que voulez-vous ? lui demanda-t-ilfroidement en français, sans vouloir remarquer son visage contractépar l’émotion.

– Je… je voulais te dire que cette vie est unsupplice…, murmura-t-elle.

– Il y a du monde à l’office, ne faites pas descènes », dit-il avec colère.

Kitty voulut l’entraîner dans une piècevoisine, mais Tania y prenait une leçon d’anglais ; ellel’emmena au jardin.

Un jardinier y nettoyait les allées ; peusoucieuse de l’effet que pouvait produire sur cet homme son visagecouvert de larmes, Kitty avança rapidement, suivie de son mari, quisentait comme elle le besoin d’une explication et d’un tête-à-tête,afin de rejeter loin d’eux le poids de leur tourment.

« Mais c’est un martyre qu’une existencepareille ! pourquoi souffrons-nous ainsi, qu’ai-je fait ?dit-elle lorsqu’ils eurent atteint un banc dans une alléeisolée.

– Avoue que son attitude avait quelque chosede blessant, d’inconvenant ? lui demanda Levine, serrant sapoitrine à deux mains comme l’avant-veille.

– Oui… répondit-elle, d’une voix tremblante,mais ne vois-tu pas, Kostia, que ce n’est pas ma faute ?J’avais voulu dès le matin le remettre à sa place… Mon Dieu,pourquoi sont-ils tous venus ! nous étions siheureux ! » Et les sanglots étouffèrent sa voix.

Le jardinier, quand il les revit peu aprèsavec des visages calmes et heureux, ne comprit pas ce qui avait puse passer de joyeux sur ce banc isolé.

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