Anna Karénine – Tome II

Chapitre 11

 

Levine et Oblonsky trouvèrent Weslowsky déjàinstallé dans l’izba où ils devaient souper. Assis sur un banc,auquel il se cramponnait des deux mains, il faisait tirer sesbottes couvertes de vase, par un soldat, frère de leur hôtesse.

« Je viens d’arriver, dit-il, riant deson rire communicatif ; ces paysans ont été charmants.Figurez-vous qu’après m’avoir fait boire et manger ils n’ont rienvoulu accepter. Et quel pain ! quelle eau-de-vie !

– Pourquoi vous auraient-ils fait payer ?remarqua le soldat, ils ne vendent pas leur eau-de-vie. »

Les chasseurs ne se laissèrent par rebuter parla saleté de l’izba, que leurs bottes et les pattes de leurs chiensavaient souillée d’une boue noirâtre, et soupèrent avec un appétitqu’on ne connaît qu’à la chasse ; puis, après s’être nettoyés,ils allèrent se coucher dans une grange à foin où le cocher leuravait préparé des lits.

La nuit tombait, mais l’envie de dormir neleur venait pas, et l’enthousiasme de Vassinka pour l’hospitalitédes paysans, la bonne odeur du foin, et l’intelligence des chienscouchés à leurs pieds, les tint éveillés.

Oblonsky leur raconta une chasse à laquelle ilavait assisté l’année précédente chez Malthus, un entrepreneur dechemins de fer, riche à millions.

Il décrivit les immenses marais gardés dugouvernement de Tver, les dog-cars, les tentes dressées pour ledéjeuner.

« Comment ces gens-là ne te sont-ils pasodieux ? dit Levine se soulevant sur son lit de foin ;leur luxe est révoltant, ils s’enrichissent à la façon des fermiersd’eau-de-vie d’autrefois, et se moquent du mépris public, sachantque leur argent mal acquis les réhabilitera.

– C’est bien vrai ! s’écria Weslowsky.Oblonsky accepte leurs invitations par bonhomie, mais cet exempleest imité.

– Vous vous trompez, reprit Oblonsky ; sije vais chez eux, c’est que je les considère comme de richesmarchands ou de riches propriétaires, qui doivent la richesse àleur travail et à leur intelligence.

– Qu’appelles-tu travail ? Est-ce de sefaire donner une concession et de la rétrocéder ?

– Certainement, en ce sens que si personne neprenait cette peine, nous n’aurions pas de chemins de fer.

– Peux-tu assimiler ce travail à celui d’unhomme qui laboure, et d’un savant qui étudie ?

– Non, mais il n’en a pas moins un résultat, –des chemins de fer. Il est vrai que tu ne les approuves pas.

– Ceci est une autre question, mais jemaintiens que lorsque la rémunération est en disproportion avec letravail, elle est malhonnête. – Ces fortunes sont scandaleuses.Le roi est mort, vive le roi ; nous n’avons plus defermes, mais les chemins de fer et les banques y suppléent.

– Tout cela peut être vrai, mais qui peuttracer la limite exacte du juste et de l’injuste ? Pourquoi,par exemple, mes appointements sont-ils plus forts que ceux de monchef de bureau, qui connaît les affaires mieux que moi ?

– Je ne sais pas.

– Pourquoi gagnes-tu, disons cinq milleroubles, là où, avec plus de travail, notre hôte, le paysan, engagne cinquante ? Et pourquoi Malthus ne gagnerait-il pas plusque ses piqueurs ? Au fond, je ne puis m’empêcher de croireque la haine qu’inspirent ces millionnaires tient simplement à del’envie.

– Vous allez trop loin, interrompitWeslowsky ; on ne leur envie pas leurs richesses, mais on nepeut se dissimuler qu’elles ont un côté ténébreux.

– Tu as raison, reprit Levine, en taxantd’injustes mes cinq mille roubles de bénéfice : j’ensouffre.

– Mais pas au point de donner ta terre aupaysan, dit Oblonsky qui, depuis quelque temps, lançait volontiersdes pointes à son beau-frère, avec lequel, depuis qu’ils faisaientpartie de la même famille, ses relations prenaient une nuanced’hostilité.

– Je ne la donne pas parce que je ne sauraiscomment m’y prendre pour me déposséder, et qu’ayant une famillej’ai des devoirs envers elle, et ne me reconnais pas le droit de medépouiller.

– Si tu considères cette inégalité comme uneinjustice, il est de ton devoir de la faire cesser.

– Je tâche d’y parvenir en ne faisant rienpour l’accroître.

– Quel paradoxe !

– Oui, cela sent le sophisme, ajoutaWeslowsky. Hé, camarade, cria-t-il à un paysan qui entr’ouvrait laporte en la faisant crier sur ses gonds : vous ne dormez doncpas encore, vous autres ?

– Oh non, mais je vous croyais endormis ;puis-je entrer prendre un crochet dont j’ai besoin ? dit-il enmontrant les chiens et se glissant dans la grange.

– Où dormirez-vous ?

– Nous gardons nos chevaux au pâturage.

– La belle nuit ! s’écria Vassinka,apercevant dans l’encadrement formé par la porte la maison et lesvoitures dételées, éclairées par la lune. D’où viennent ces voix defemmes ? »

– Ce sont les filles d’à côté.

– Allons nous promener, Oblonsky ; jamaisnous ne pourrons dormir.

– Il fait si bon ici !

– J’irai seul, dit Vassinka se levant et sechaussant à la hâte. Au revoir, messieurs ; si je m’amuse, jevous appellerai. Vous avez été trop aimables à la chasse pour queje vous oublie.

– C’est un brave garçon, n’est-ce pas ?dit Oblonsky à Levine quand Vassinka et le paysan furentsortis.

– Oui, – répondit Levine, suivant toujours lefil de sa pensée : comment se faisait-il que deux hommessincères et intelligents l’accusassent de sophisme alors qu’ilexprimait ses sentiments aussi clairement que possible ?

– Quoi qu’on fasse, reprit Oblonsky, il fautprendre son parti et reconnaître soit que la société a raison, soitqu’on profite de privilèges injustes, et, dans ce dernier cas,faire comme moi : en profiter avec plaisir.

– Non, si tu sentais l’iniquité de cesprivilèges, tu n’en jouirais pas ; moi du moins, je ne lepourrais pas.

– Au fait, pourquoi n’irions-nous pas faire untour ? dit Stépane Arcadiévitch, fatigué de cetteconversation. Allons-y, puisque nous ne dormons pas.

– Non, je reste.

– Est-ce aussi par principe ? demandaOblonsky, cherchant sa casquette à tâtons.

– Non, mais qu’irais-je fairelà-bas ?

– Tu es dans une mauvaise voie, dit StépaneArcadiévitch ayant trouvé ce qu’il cherchait.

– Pourquoi ?

– Parce que tu prends un mauvais pli avec tafemme. J’ai remarqué l’importance que tu attachais à obtenir sonautorisation pour t’absenter pendant deux jours. Cela peut êtrecharmant à titre d’idylle, mais cela ne peut durer. L’homme doitmaintenir son indépendance ; il a ses intérêts, dit Oblonskyouvrant la porte.

– Lesquels ? ceux de courir après desfilles de ferme ?

– Si cela l’amuse. Ma femme ne s’en trouverapas plus mal, pourvu que je respecte le sanctuaire de lamaison ; mais il ne faut pas se lier les mains.

– Peut-être, répondit sèchement Levine en seretournant. Demain je pars avec l’aurore et ne réveilleraipersonne, je vous en préviens.

– Messieurs, venez vite ! vint leur direVassinka. Charmante ! c’est moi qui l’ai découverte, unevéritable Gretchen », ajouta-t-il d’un air approbateur.

Levine fit semblant de sommeiller et leslaissa s’éloigner ; il resta longtemps sans pouvoirs’endormir, écoutant les chevaux manger leur foin, le paysan partiravec son fils aîné pour garder les bêtes aux pâturages ; puisle soldat se coucha dans le foin, de l’autre côté de la grange,avec son petit neveu. L’enfant faisait à voix basse des questionssur les chiens, qui lui semblaient des bêtes terribles :l’oncle le fit bientôt taire, et le silence ne fut plus troublé quepar ses ronflements.

Levine, tout en restant sous l’impression desa conversation avec Oblonsky, pensait au lendemain :« Je me lèverai avec le soleil, je saurai garder monsang-froid ; il y a des bécasses en quantité ; enrentrant peut-être trouverai-je un mot de Kitty. Oblonsky n’a-t-ilpas raison de me reprocher de m’efféminer avec elle ? Qu’yfaire ? » Il entendit, tout en dormant, ses compagnonsrentrer, et ouvrit une seconde les yeux pour les voir éclairés parla lune dans l’entrebâillement de la porte.

« Demain avec l’aurore, messieurs »,leur dit-il, et il se rendormit.

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