Anna Karénine – Tome II

Chapitre 6

 

On se réunit sur la terrasse, pendant que lesenfants prenaient le thé ; l’impression qu’il s’était passé unfait important, quoique négatif, pesait sur tout le monde, et pourdissimuler l’embarras général on causa avec une animation forcée.Serge Ivanitch et Warinka semblaient deux écoliers qui auraientéchoué à leurs examens ; Levine et Kitty, plus amoureux quejamais l’un de l’autre, se sentaient confus de leur bonheur, commed’une allusion indiscrète à la maladresse de ceux qui ne savaientpas être heureux.

Stépane Arcadiévitch, et peut-être le vieuxprince, devaient arriver par le train du soir.

« Alexandre ne viendra pas, croyez-moi,disait la princesse : il prétend qu’on ne doit pas troubler laliberté de deux jeunes mariés.

– Papa nous abandonne ; grâce à ceprincipe, nous ne le voyons plus, dit Kitty ; et pourquoi nousconsidère-t-il comme de jeunes mariés, quand nous sommes déjàd’anciens époux ? »

Le bruit d’une voiture dans l’avenueinterrompit la conversation.

« C’est Stiva, cria Levine, et je voisquelqu’un auprès de lui, ce doit être papa ; Gricha, couronsau-devant d’eux. »

Mais Levine se trompait ; le compagnon deStépane Arcadiévitch était un beau gros garçon, coiffé d’un béretécossais avec de longs rubans flottants, nommé Vassia Weslowsky,parent éloigné des Cherbatzky et un des ornements du beau monde deMoscou et Pétersbourg. Weslowsky ne fut aucunement troublé dudésenchantement causé par sa présence ; il salua gaiementLevine, lui rappela qu’ils s’étaient rencontrés autrefois, etenleva Gricha pour l’installer dans la calèche.

Levine suivit à pied : contrarié de nepas voir le prince, qu’il aimait, il l’était plus encore del’intrusion de cet étranger dont la présence était parfaitementinutile ; cette impression fâcheuse s’accrut en voyant Vassiabaiser galamment la main de Kitty devant les personnes assembléessur le perron.

« Nous sommes cousins, votre femme etmoi, et d’anciennes connaissances, dit le jeune homme, serrant uneseconde fois la main de Levine.

– Eh bien, demanda Oblonsky tout en saluant sabelle-mère et en embrassant sa femme et ses enfants, y a-t-il dugibier ? Nous arrivons avec des projets meurtriers, Weslowskyet moi. Comme te voilà bonne mine, Dolly ! » dit-il,baisant la main de celle-ci et la lui caressant d’un gesteaffectueux.

Levine, si heureux tout à l’heure, considéraitcette scène avec humeur.

« Qui ces mêmes lèvres ont-elles embrasséhier, pensait-il, et de quoi Dolly est-elle si contente,puisqu’elle ne croit plus à son amour ? » Il fut vexé del’accueil gracieux fait à Weslowsky par la princesse ; lapolitesse de Serge Ivanitch pour Oblonsky lui parut hypocrite, caril savait que son frère ne tenait pas Stépane Arcadiévitch en hauteestime. Warinka, à son tour, lui fit l’effet d’une saintenitouche, capable de se mettre en frais pour un étranger,tandis qu’elle ne songeait qu’au mariage. Mais son mécontentementfut au comble quand il vit Kitty répondre au sourire de cepersonnage qui considérait sa visite comme un bonheur pourchacun ; c’était le confirmer dans cette sotte prétention.

Il profita du moment où l’on rentrait encausant avec animation pour s’esquiver. Kitty, s’étant aperçue dela mauvaise humeur de son mari, courut après lui, mais il larepoussa, déclarant avoir affaire au bureau, et disparut. Jamaisses occupations n’avaient eu plus d’importance à ses yeux que cejour-là.

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