La Baronne trépassée

Chapitre 7

 

Les porteurs de torches étaient uniformément vêtus d’une casaquerouge, d’une culotte rouge, et leur visage, masqué comme celui dumaître, était pareillement dissimulé sous un loup de veloursrouge.

À travers ce loup, le baron crut voir étinceler des charbons quiremplaçaient assez bien les yeux.

– Oh ! oh ! fit-il, le veneur noir mentait ;il y a là un atome de la braise paternelle.

Le coup d’œil était réellement infernal, du reste, et il fallaitêtre aussi brave que le gentilhomme français pour n’être pointeffrayé à la vue de ce colosse noir environné de ces fantômesrouges, le tout éclairé par la lueur tremblotante et sinistre de larésine. Mais le cœur du baron ne battit pas une pulsation de plus,et son front demeura uni et calme.

– Mon cher hôte futur, dit-il au veneur noir, je vois quevous avez une maison bien montée, et je voudrais être déjà dansvotre manoir pour juger du reste.

– Nous ne pouvons y arriver que ce soir.

– Bah ! quand on a le diable pour père, on doit bienfaire dix-huit lieues en deux heures.

– Sans doute, mais mon nom vous indique suffisamment que jechasse tous les jours, et je veux chasser aujourd’hui.

– Ah ! ah !

– Je compte sur votre habileté de veneur, baron…

– Vous êtes trop bon mille fois.

– Mes fils font le bois, je vais les appeler.

– Vous avez donc des fils ?

– Quatre, baron.

– Je vous croyais célibataire, monseigneur.

– Vous n’avez donc pas entendu le dernier couplet de malégende ?

Et le veneur noir, de sa voix retentissante, entonna lesderniers vers de ce chant étrange, qui avait appris au baron sonexistence et sa présence :

Ce n’est point cela. Le grandveneur noir

Est venu naguère heurter aumanoir,

Il a dit au vieuxchâtelain : « Ce soir,

Je veux être à ta fille une nuittout entière,

– Sans doute, dit le baron en riant, mais cela nenous dit point.

– Attendez donc, fit le veneur diabolique, attendez.

Et il reprit avec un timbre de joie bruyante dans lavoix :

Le vieux châtelain est mort dedouleur,

Raide on l’a trouvé, la main surson cœur,

Quand les moines au cloître ontentonné matines ;

Mais la châtelaine et le veneurnoir

Avaient déjà fui bien loin dumanoir ;

Ils s’aimaient, fit-on. – Etquand vers le soir,

Résonnent au loin clochesargentines,

On entend chanter dans le fonddes bois

Une voix puissante, une fortevoix,

Qui fait trembler les monts ettressaillir la plaine.

Une voix qui dit : De lachâtelaine

Quatre veneurs tout noirs sontissus en trois fois !

– Ainsi, fit le baron avec beaucoup de flegme,votre seigneurie a quatre fils ?

– Et une fille, mon gentilhomme.

– Bon ! s’écria gaiement M. de Nossac, mevoici rassuré ! Je comprends si peu un souper sans femmes, queje redoutais de sabler vos crus merveilleux en face de vos visagesbarbus et masculins.

– Vous aurez une femme à votre droite, baron.

– La fille de votre seigneurie ?

– Oui, maître.

– Ah ça, est-ce qu’elle est noire comme vous ?

– Non pas, elle est blanche.

– Tant mieux !

– Elle a une dot immense.

– Elle est donc à marier ?

– Sans doute, je vous la destine.

– À moi ?

– À vous, mon gentilhomme.

– Ah ! par exemple, s’écria le baron, en voici biend’une autre ! Et mes amis de Versailles s’amuseraient de mevoir le gendre en perspective du fils du diable.

– C’est pour cela, baron, que je vous ai dépêché undiablotin subalterne qui vous a amené ici.

– C’était donc un piège ?

– Du tout ; et pour preuve, si vous refusez de devenirmon gendre, il est temps encore pour vous de rétrograder. Je vousferai reconduire à Marienwerder, et je chasserai seul.

Le baron hésita une minute.

– Et, dit-il, si votre fille est laide.

– Si vous la trouvez telle, vous refuserez.

– Ma foi, dit Nossac joyeux, du chambertin de 1500, dujohannisberg de 1463 et une jolie fille valent bien la peine qu’ontente l’aventure. J’irai jusqu’au bout ! Qu’ils viennent dudiable ou de Dieu, du paradis ou de l’enfer, le vieux vin et lesfemmes belles n’en ont pas moins de mérite.

Le veneur noir emboucha sa trompe et en tira une fanfare sipuissante et si forte, que les taillis et les rochers entremblèrent, et que les échos prochains ou éloignés la répétèrentavec un mugissant ensemble.

Au moment où le dernier écho s’éteignait, la même fanfarerecommença en même temps avec une vigueur pareille dans les boisenvironnants et dans des directions différentes ; toutaussitôt arrivèrent du sud et du nord, du levant et du couchant,quatre cavaliers noirs comme le veneur, masqués comme lui, commelui la trompe à la bouche, dardant des yeux de flamme à traversl’ébène de leur masque.

– Voici mes fils, dit le veneur.

Deux étaient aussi grands que leur père, aussi bien découplés,aussi largement bâtis que lui ; seulement, sous le masque del’un perçait une barbe déjà grisonnante, tandis que celle del’autre était d’un noir lisse et lustré qui attestait lajeunesse.

Le premier pouvait bien avoir vingt ans de plus que lesecond.

Les deux autres, moins grands, moins forts, étaient exactementde la même taille, et ils avaient tous deux la barbe blonde.

Ils étaient jumeaux.

Ils s’approchèrent l’un après l’autre de leur père,s’inclinèrent devant le baron et parlèrent au veneur noir dans unelangue inconnue qui ne ressemblait ni à l’allemand, ni au slavon,ni au russe, langue entièrement différente de celles que lessimples mortels emploient d’un hémisphère à l’autre.

– Vent-du-Nord, dit le veneur noir à l’aîné, quelle briséeavez-vous ?

– Un buffle, mon père.

– Et vous, Vent-du-Midi ? fit-il, s’adressant ausecond.

– Un ours, mon père.

– Et vous, Bise-d’Hiver ? continua le veneur,s’adressant à l’un des deux jumeaux.

– Un sanglier, répondit Bise-d’Hiver.

– Et vous, Brise-de-Nuit ?

– Un élan.

– Oh ! oh ! pensa le baron, voici quatre veneursqui ont des noms singuliers.

– Vous trouvez, dit le veneur noir répondant à la réflexionmentale du baron. C’est tout simple, cependant : j’ai appeléle premier Vent-du-Nord, parce qu’il a fait le bois dans la forêtseptentrionale ; le second, Vent-du-Midi, parce qu’il vient dusud ; le troisième Bise-d’Hiver, parce qu’ici le vent d’hivervient de l’ouest ; et le quatrième, Brise-de-Nuit, parce quel’haleine nocturne qui courbe les taillis arrive de l’Orient. Il afait la brisée dans la forêt de l’est.

– C’est fort ingénieux, murmura M. de Nossac.

– Chacun d’eux, poursuivit le veneur, a un nom encore, maisun nom de saint que ma femme leur a donné, et qu’ils ne porterontque lorsqu’un prêtre les aura baptisés.

– Ah ! ah !

– Or, dit le veneur, je n’ai pu en trouver un encore, tousles hommes qui me voient ayant l’habitude de mourir de peur.

– Tiens, fit le baron, est-ce que je seraisbrave ?

– Si brave, répondit le veneur noir, que je crois enfinavoir un gendre. Il y a dix ans que je le cherche.

– Ah ça ! demanda le baron inquiet, quel âge a doncvotre fille ?

– Vingt-cinq ans.

– Pas plus ?

– C’est bien assez.

– Et, continua le baron, elle est mortelle, hein ?

– Hélas !

– Ah ! tant mieux ! murmura-t-il, soulagé.

– Pourquoi ce tant mieux ?

– Parce qu’une femme est quelquefois fortennuyeuse au bout de huit ou dix ans, et qu’elle pourrait biendevenir insupportable, si elle était éternelle.

– Soyez tranquille, dit tristement le veneur noir ;moi seul suis immortel ; mes enfants subissent la loicommune ; et pour preuve, voyez la barbe grise deVent-du-Nord, il a quarante ans ; Vent-du-Midi n’en a quetrente, aussi sa barbe est-elle noire ; Brise-de-Nuit etBise-d’Hiver ont dix-huit ans à peine, et la leur est blonde.

– Très bien ; je suis rassuré.

– Maintenant, mon maître, continua le veneur noir, il esttemps de chasser. Choisissez. Que voulez-vous aujourd’hui : unours, un buffle, un élan ou un sanglier ?

Le baron réfléchit.

– Un ours ou un élan ; l’un et l’autre meplaisent.

– L’un et l’autre, en ce cas.

– En un jour ?

– Parbleu ! dit le veneur en étendant la main versl’Orient, qu’une teinte mélangée de blanc et d’opale coloraitlégèrement ; il est quatre heures à peine, et il ne pleuvrapas, nous avons le temps.

Le baron leva les yeux à son tour vers le ciel. La voûte plombéede nuages sombres qui pesait, opaque naguère, sur sa tête s’étaitdéchirée en mille endroits, au travers desquels apparaissaient deslambeaux de ciel bleu cendré, et les éclairs qui, jusque-là,n’avaient cessé de la sillonner, s’étaient éteints un à un commedes lampes devenues inutiles.

Les torches de son fils avaient, sans nul doute, engagé Satan àfaire des économies d’éclairage.

– Ah ça ! s’écria M. de Nossac, jusqu’àprésent, mon cher hôte, malgré tout ce qui se passe de merveilleuxautour de moi, je n’ai pu croire à ce rôle de fils du diable quevous jouez si bien ; mais me voici contraint de reconnaîtreque vous devez être décidément un personnage surnaturel. Quand oncommande à l’orage et qu’on disperse les nuées du ciel en quelquessecondes…

– Il faut être le diable ou tout au moins son fils,n’est-ce pas ?

– Justement.

– Puisque vous voulez du surnaturel pour vous convaincre,baron, je vais vous en servir. Nous avons bien ici chevaux etveneurs, mais les chiens nous manquent. Eh bien, vous allez envoir.

Le veneur noir approcha sa terrible trompe de ses lèvres, etrecommença sa fanfare.

Dès les premières notes, il s’éleva dans les taillis voisins etde tous côtés un ouragan sans exemple, un concert infernald’aboiements, une sonnerie gigantesque de voix aiguës ousonores.

Le baron porta, étourdi, les deux mains à ses oreilles, ets’écria :

– Vous avez donc dix mille chiens ?

– Non point dix mille, mais cinq ou six cents. Voyezvous-même.

En même temps qu’il s’était bouché les oreilles, le baron avaitinstinctivement fermé les yeux ; quand il les ouvrit, ilaperçut la vallée, qu’éclairaient à demi les torches et lespremières clartés de l’aube, entièrement couverte de chiens, touscouplés, divisés en quatre équipages et tenus en respect par desvalets entièrement vêtus de blanc, comme les veneurs l’étaient denoir, et les porte-torches de rouge.

Le premier équipage se composait de cent vingt mâtins deFinlande, zébrés de bandes noires et de bandes fauves, hauts commedes ânes, la tête carrée, les dents longues d’un pouce, et les yeuxsanglants et enflammés.

C’était l’équipage de l’ours.

Le second, celui du buffle, avait un nombre égal de grandsdogues du Cap, entièrement feu, et tout aussi hauts, quoique moinsépais et plus grêles que les mâtins.

Le troisième, celui du sanglier, avait été recruté parmi cesmagnifiques chiens Céris de Saintonge, une des plus belles racesdes grands chiens d’ordre de l’Ouest.

Le quatrième, enfin, qui était l’élan, était bien le plus beau,le plus imposant qu’il se pût voir. Il se composait dequatre-vingts lévriers entièrement noirs, et de cette belle espècebretonne, presque perdue aujourd’hui, de ces grands lévriers hautscomme des chevaux corses, à la tête longue d’un pied de roi, àl’ongle crochu comme les chats, et que les barons du Moyen Âgeemployaient à chasser les paysans qui, réfugiés dans les bois,refusaient de se soumettre à la glèbe et à la corvée.

Le veneur noir rejeta sa trompe sur l’épaule, et les chiens seturent soudain. Le baron les contemplait avec admiration.

– Mon hôte splendide, dit-il au veneur noir, nedoterez-vous point votre fille de quelques-uns de ces superbesanimaux ?

– De tous, si vous le désirez, baron.

– Morbleu ! s’exclama M. de Nossac, je mecontenterai d’une pareille dot. Le roi de France me donnerait bien,pour les avoir, cinq à six de ses provinces.

– En chasse, baron ! en chasse ! Voici le jourqui vient, et je ne veux point voir le soleil.

– Pourquoi cela ?

– Parce que nous sommes brouillés, voilà tout.

– Mais si vous chassez tous les jours ?

– Mes forêts sont trop sombres pour qu’il y pénètre. Enchasse !

Il reprit sa trompe et se mit en devoir de sonner ledépart ; mais il s’arrêta aussitôt :

– Baron, dit-il, vous avez un mauvais cheval, mettez pied àterre, en voici un autre.

Le baron leva les yeux et vit un magnifique étalon, blanc commeneige, caparaçonné richement et tenu en main par l’un desporte-torches.

Il ne se fit point répéter l’injonction, et sauta d’une sellesur l’autre, sans toucher la terre.

Aussitôt, il lui sembla qu’une force inconnue et sans pareillele vissait sur sa nouvelle monture, et que, se resserrant, l’étrierdevenait un étau et lui étreignait le pied.

Était-ce illusion ou réalité ?

La fanfare retentit, cette fanfare colossale qui ressemblait àun tremblement de terre, les chiens furent découplés, ets’élancèrent dans la forêt, les cavaliers bondirent derrièreeux ; alors le baron eut le vertige. Il frissonna une foisencore en se sentant emporté par un cheval qui paraissait, tant sacourse était folle et rapide, ne point toucher la terre, et envoyant galoper à côté de lui le veneur noir et ses quatre filss’entretenant entre eux dans leur langue inconnue.

Le veneur noir avait dit vrai : ses forêts étaient sombres,et la rouge lueur des torches, qui couraient en tous sens à traversles arbres, ainsi qu’une ronde échevelée de feux follets et defantômes, ne suffisait qu’imparfaitement à en éclairer lesténébreuses profondeurs.

Les chiens menaient un train d’enfer et semblaient ne plus avoirqu’une seule et formidable voix, tant ils donnaient avecensemble ; de temps en temps, le baron les voyait paraître etdisparaître dans le lointain, suivis de près par les cavaliersvêtus de rouge, la torche au poing en guise d’épieu ou demousqueton, et serrant eux-mêmes de très près un ours gigantesque,qui se retournait parfois mêlant un grognement terrible et sourd àleur hurlante harmonie.

En même temps, la trompe à la bouche, les cinq veneurs noirssonnaient des bien-aller non moins retentissants que lafameuse fanfare, puis le vacarme de la trompe des veneurs, uni auxaboiements de la meute, devint tel que bientôt le délire s’emparade M. de Nossac. Il crut faire un long et péniblerêve.

Il assista à la mort de l’ours, il entendit l’hallali, et fit lacurée de l’élan sans avoir trop conscience de ce qu’il faisait, dece qu’il entendait, de ce qu’il voyait… Et quand, enfin, après dixheures de cette course infernale, il vit tout à coup disparaître ets’éteindre les torches, disparaître et s’évanouir comme des ombresles cavaliers rouges qui les portaient, et succéder à la sombrevoûte de feuillage sous laquelle il courait depuis le matin lavoûte étoilée du ciel éclairé en plein par les rayons de la lune,il crut sortir d’un lourd cauchemar et avoir dormi un siècle. Ilavait passé d’une nuit à l’autre sans voir le jour qui lesséparait.

Dans le lointain, sur un roc escarpé qui surplombait un torrent,était une masse gigantesque et sombre, tigrée çà et là d’un pointlumineux.

– Voilà mon castel, dit le veneur noir en étendant lamain ; il est illuminé, et l’on vous attend.

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