La Baronne trépassée

Chapitre 9

 

La trépassée s’appuya sur le bras tremblant du baron, et marchavers la place vide qui lui était sans doute réservée, avec la lenteraideur d’un automate.

Elle s’assit à la droite de son cavalier, et lui dit :

– À table, monsieur le baron : votre appétit a dû êtremis à l’épreuve une journée de chasse.

– En effet, balbutia M. de Nossac.

Le veneur noir prit alors son couteau de chasse qui pendaitencore à son flanc, dépeça avec une habileté prodigieuse lequartier de venaison qui fumait sur la table ; puis en envoyaun morceau à chacun des convives, commençant par le baron, suivantla mode hospitalière d’Allemagne, au lieu d’obéir à l’usagefrançais et de servir les dames tout d’abord.

M. de Nossac était ému, sans doute, mais la terreur nele dominait jamais assez complètement pour lui enlever sa dernièreparcelle de sang-froid.

Il s’aperçut donc de ce manque de galanterie, et le corrigea deson mieux en offrant son assiette à sa voisine la trépassée.

– Merci ! répondit-elle d’une voix glacée.

Elle plaça l’assiette devant elle, mais n’y toucha pas.

Cinq minutes après, l’un des fils de la morte, celui qui senommait Vent-du-Nord, et qui était le plus vieux, se leva gravementet vint enlever l’assiette pleine encore, qu’il remplaça par uneautre également chargée.

Le baron de Nossac croyait rêver, et n’eût été le rayonnantvisage de la jeune fille qui lui souriait de temps en temps d’unair ingénu et candide, il eût certainement douté de sa propreexistence.

Le repas avait une couleur funèbre, en parfaite harmonie avecles tentures de la salle et ses étranges hôtes.

Le veneur noir mangeait avec une gloutonnerie tudesque, ses filsl’imitaient assez bien ; seule, la jeune fille effleurait àpeine son verre et les mets qu’on lui servait, comme un oiseaucoquet et mignard qui, se trouvant dans la même volière que deshiboux voraces, des orfraies affamées, leur voudrait donner uneleçon de délicatesse et de savoir-vivre en picorant à peine çà etlà quelques menus grains de mil.

Quant à la châtelaine trépassée, elle ne mangeait pas ;mais chacun de ses fils venait à tour de rôle renouveler sonassiette et changer son verre.

Le baron, un moment dominé par la terreur, reprit peu à peu sonsang-froid railleur et finit par en revenir à son idée première,c’est-à-dire qu’il était le jouet d’une mystification terriblequ’il lui fallait supporter à tout prix d’abord, afin d’entriompher ensuite. Aussi, le doux regard de la jeune fillel’aidant, il prit la parole le premier et dit au veneurnoir :

– Vous êtes, mon cher hôte, silencieux comme la tombe demadame la châtelaine.

– Vous trouvez ? fit le veneur d’un ton farouche, quidonna à comprendre au baron que la plaisanterie était déplacée.

En même temps, quatre éclairs jaillirent simultanément desquatre masques des fils du veneur, et le front de la jeune filles’assombrit d’une mélancolie grave et triste. Le baron compritqu’il avait fait une faute, et se tut. Mais la trépassée, quigardait le silence depuis dix minutes, jugea de son goût de lerompre, et elle dit au baron :

– N’êtes-vous pas veuf, monsieur de Nossac ?

À cette brusque question, faite d’un ton railleur, le barontressaillit et jeta un regard effrayé à la trépassée. Sous lemasque de celle-ci, bruissait un rire sourd et moqueur, tandis queses yeux froids et ternes comme des yeux de mort, reluisaient ainsique des poignards au travers de ce même masque.

M. de Nossac rencontra ce regard glacé, et sontressaillement redevint de la terreur :

– Où avez-vous pu apprendre… balbutia-t-il.

– Les morts savent tout.

– C’est juste, murmura le baron ; mais cependant…

– Et je connais même votre femme.

M. de Nossac fît un soubresaut, et, pâle, la voixétranglée, il se fut, sans nul doute, levé de table, si la mainglacée de la trépassée ne se fût appuyée sur la sienne pour leretenir.

– Restez donc ! fit-elle avec lenteur, vous êtespétulant comme tout gentilhomme de la cour de France, et vousoubliez que nous sommes ici sur les frontières de Hongrie.

La sueur de l’angoisse perlait aux tempes du baron ; ilécoutait la voix de la trépassée avec cette attention morne etdésespérée d’un condamné écoutant sa sentence de mort. À mesure quecette voix bruissait, métallique et raide comme le timbre d’airaind’une horloge, il lui semblait qu’il l’avait entendue quelquepart.

– Vous êtes veuf d’une femme assez belle, disait-on àParis, poursuivit la trépassée, et qui même vous a laissé unegrande fortune, dit-on encore.

Le baron tremblait de tous ses membres et regardait la morteavec stupeur.

– Ne vous étonnez point de me voir si bien instruite,monsieur le baron ; mon époux que voilà a dû vous dire quej’étais la bru de Satan, et Satan sait tout, comme bien vouspensez…

M. de Nossac ouvrit la bouche et voulut parler, maisaucune parole ne put se faire jour à travers sa gorge crispée. Lachâtelaine défunte continua :

– La baronne de Nossac, votre femme, a, paraît-il, fait unsingulier testament. Elle vous a imposé, dit-on, l’obligation devous remarier dans le délai de deux années, sous peine de voir safortune retourner à ses héritiers naturels.

Cette fois le baron n’y tint plus, et l’œil hagard, le visagecontracté par la peur, il s’écria :

– Êtes-vous la baronne elle-même, qui vient me reprocher malâche conduite, et sort de la tombe pour me railler ?

La trépassée répondit par un éclat de rire :

– Mon cher baron, dit-elle, je commence à croire que leremords vous trouble assez fort l’esprit pour vous montrer en moicette femme…

– Vous avez sa voix…

– Vous trouvez ?

Et le rire moqueur et glacé de la morte bruit de nouveau avec untimbre lugubre dans cette salle funéraire.

Une fois encore le baron voulut se lever et fuir, mais la mainde la morte le cloua immobile sur son siège.

– Baron, fit la châtelaine, vous êtes fou, et je vouspardonne, en considération du lieu où vous êtes ; mais croyezbien une chose, c’est que si j’étais votre femme, comme vous leprétendez, j’aurais ôté mon masque déjà pour vous montrer monvisage… La reconnaissance serait au moins curieuse.

La trépassée allait au-devant de l’objection, qui errait sur leslèvres du baron. Mais M. de Nossac était, avant tout,l’homme des interpellations brusques et de laspontanéité :

– Madame, demanda-t-il, pourquoi ne l’ôtez-vous point pourme rassurer ?

– Parce que je ne le puis, ni mon époux ni mes fils…

– Et… pourquoi ?

– Si vous avez bien réfléchi aux sinistres paroles de lalégende du veneur noir, vous aurez remarqué que la vue du veneurfrappe de mort tout ce qui est humain.

– Je l’admets pour le veneur et ses fils… mais vous…

– Mon époux m’a communiqué le même et fatal privilège.

– Mais votre fille ?

– Ma fille seule est exempte de ce don funeste. C’est unebizarrerie de son aïeul, qui l’a voulu ainsi. En revanche, sijamais nous nous démasquions devant elle, elle mourrait sur lecoup.

– Cordieu ! s’écria le baron, réussissant enfin àdominer complètement son effroi, et pris soudain d’un accèsd’audace chevaleresque, je veux avoir le cœur net de tout cela. Simademoiselle… (et il désigna la fille) si mademoiselle veutconsentir à s’éloigner, je demande moi, à vous voir tous les six lemasque bas, et je m’engage à vous regarder en face, votre visagefut-il aussi effrayant que celui de Satan lui-même.

– Prenez garde, baron, murmura la morte, dont la voixrailleuse timbra soudain d’une nuance de menace.

– Je m’appelle Nossac, répondit fièrement le baron.

Le veneur noir et ses quatre fils échangèrent un menaçantregard, mais ne dirent mot.

– Eh bien, dit la trépassée, offrez votre main à ma fille,et conduisez-la dans la pièce voisine ; vous reviendrez seul…si vous l’osez !

Ne l’eût-il point osé deux secondes auparavant, queM. de Nossac s’en fût senti le courage maintenant qu’ilavait à toucher la main de cette éblouissante jeune fille dont lesourire l’enchantait. Il se leva donc résolument, alla vers elle,et lui offrit son bras.

La jeune fille avait soudain pâli, mais la morte lui ditimpérieusement :

– Allez !

Et elle se leva à son tour et mit sa main blanche dans les mainsdu baron. Cette main tremblait.

– Venez, mademoiselle, dit Nossac, dont la voix s’altéra denouveau sous le poids d’une indicible émotion.

Et il marcha lentement, comme s’il eût voulu prolonger le pluspossible ce trajet si court et sentir la main de la jeune filledans sa main.

Ils sortirent ainsi de la salle, et entrèrent dans la piècevoisine. Là, Nossac s’arrêta, hésitant.

– Venez, venez, murmura la jeune fille en l’entraînantencore, allons un peu plus loin !

Ils traversèrent la deuxième pièce, et pénétrèrent dans latroisième. Dans celle-là était un vaste sofa en velours noirparsemé, comme les tentures, de larmes blanches.

Le baron y conduisit sa compagne, l’y fit asseoir, puis reculad’un pas pour la saluer. Soudain la jeune fille joignit les mainsavec un geste de prière :

– N’y allez pas ! murmura-t-elle.

Un fin sourire glissa sur les lèvres du baron.

– J’irai, dit-il.

– Vous en mourrez…

– En êtes-vous bien sûre ?

– Oui ! oui !

– Eh bien, écoutez-moi.

– Que voulez-vous ? fit-elle avec un regard charmantde coquetterie suppliante.

– Vous a-t-on dit que j’étais l’époux qu’on vousdestinait ?

– Oui.

– Cela vous afflige-t-il ?

La jeune fille hésita.

– Non, dit-elle enfin.

– M’aimerez-vous ?

Elle hésita encore.

– Je ne sais pas, fit-elle.

– Eh bien, si vous ne voulez pas, quelque grand, quelqueterrible que soit le danger, si vous ne voulez pas que j’ysuccombe, dites un seul mot.

Elle le regarda étonnée.

– Un mot qui me serve de talisman, un mot qui me couvrecomme une égide, reprit-il avec feu.

Elle le regarda une fois encore, mais son étonnement avait faitplace à la prière :

– N’y allez pas ! fit-elle.

– Je serais un lâche si j’hésitais.

– Mais vous allez à la mort !

– Peut-être, si vous me refusez ce mot. Non, à coup sûr,s’il s’échappe de vos lèvres…

– Eh bien ! fit-elle en prenant sa main… ehbien !…

Elle s’arrêta et rougit.

– Eh bien ? interrogea-t-il avec angoisse.

– Eh bien, reprit-elle, monsieur le baron de Nossac…

Une fois encore, elle s’arrêta, pleine d’hésitation.

– Oh ! dites ! demanda le baron, joignant lesmains avec un geste et un regard suppliants.

– Je vous aime ! murmura-t-elle en cachant son frontdans ses doigts entrelacés.

– Merci ! s’écria le baron.

Il entoura sa taille avec son bras, mit sur ce front quirougissait un baiser ardent ; puis, la main à la garde de sonépée, la tête haute et fièrement renversée en arrière, il marchad’un pas ferme vers la salle du festin, où l’attendaient cesterribles convives, et, arrivé à la porte, il la poussa sanshésiter.

Le veneur noir et ses quatre fils avaient mis bas leurs masques,la châtelaine pareillement.

Mais le baron les eut à peine dévisagés, qu’il poussa un cri,posa la main sur son cœur, et s’appuya au mur, défaillant etpâle…

Il avait sous les yeux six faces de squelettes, six têtes demort placées sur des épaules vivantes, en apparence du moins, sixtêtes qui grimaçaient et se contractaient affreusement, les unessous une chevelure blonde, les autres sous des cheveux noirs ougris, l’une enfin, celle de la trépassée, sur un cou de cygne,blanc, pur de formes, de contours et de mouvements, sous la plussoyeuse et la plus belle chevelure qui ait couronné un front defemme.

Mais ce qu’il y avait surtout d’effrayant, c’étaient ces yeuxardents qui brillaient au travers de ce visage décharné et rongé àdemi par les vers du cercueil ; ces yeux, qui se levèrentsimultanément avec une expression de menaçant et railleur défi surle baron, qui osait affronter ainsi un pareil spectacle.

– Vous êtes pâle et vous frissonnez, baron… dit la morteavec ses lèvres de squelette.

Le baron frissonnait et était pâle, en effet ; mais ledéfi, de quelque bouche et de quelque lieu qu’il vienne, est unstimulant tout puissant ; et le baron releva soudain la têteet répondit :

– Je pâlis et je frissonne si peu, madame, que je veuxachever de souper avec vous !

Et il s’avança vers la table avec une stoïque assurance, etreprit la place qu’il occupait naguère.

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