La Baronne trépassée

Chapitre 16

 

La sensation que cette morsure fit éprouver au baron fut moinsdouloureuse qu’emplie d’une âcre volupté. Pourtant il sentit sonsang couler, et aux ondulations régulières de la poitrine et de lagorge du vampire, il comprit qu’il buvait à longs traits et avecune avidité sauvage…

Enfin, Gretchen ou le vampire, ou Hélène de Nossac, car le baronne savait plus à qui il avait affaire, cet être étrange,disons-nous, s’arrêta repu, et s’allongea sur le lit à côté de savictime, dans une pose remplie d’une voluptueuse langueur.

– Baron, dit-il, je t’ai pris trop de sang aujourd’hui, etj’en suis bien fâchée… mais j’avais si soif ! Et puis,vois-tu, je suis jalouse depuis ce matin, jalouse comme unetigresse, car tu aimes cette petite Roschen, et tu veuxl’épouser…

M. de Nossac fit un effort suprême pour parler.

– Non… murmura-t-il.

– Dis-tu vrai, mon bien-aimé ?

Et le vampire appuya ses lèvres glacées sur la bouchefrémissante du baron.

– Mon cher baron, reprit le vampire, tu avais raison de mereconnaître ce matin : je suis bien réellement ta femme… tafemme que tu as tuée, et qui t’aimait tant… ta femme qui a faithuit cents lieues à pied, enveloppée dans un suaire blanc, àtravers les ronces, la nuit et le froid, pour venir se réchaufferune heure en buvant un peu de sang et te prenant un baiser.

M. de Nossac retrouva quelque force, et essaya derepousser le vampire.

Le vampire continua :

– Sais-tu pourquoi les morts ont toujours froid ?c’est qu’ils n’ont plus une goutte de sang dans les veines. Sij’avais eu la dixième partie de celui que je viens de te prendre,très certainement je n’aurais point été obligée de tenir mon suaireà deux mains et de m’envelopper dedans avec un soin extrême, pourme garantir des âpres caresses du vent… Et vois-tu, à mesure quej’approchais du lieu où tu étais, je sentais le froid diminuer… Ethier, comme j’avais bu la nuit précédente, j’ai eu chaud… Vers lesoir, cependant, la fraîcheur m’a reprise ; j’ai eu par-cipar-là, quelques frissons, et j’ai trouvé que la nuit était lente àvenir…

» Elle est venue enfin. Maintenant j’ai bu, je t’ai baiséau front et sur la bouche, j’ai réchauffé mon cœur et mon corps…Oh ! c’est que je t’aime, ami ! J’aurais pu t’oublier,cependant, comme tu m’as oubliée, ingrat ! J’aurais pu, dansle monde où est allée mon âme, épouser un ange ou un saint, beauxet jeunes tous deux de l’éternelle jeunesse… Je ne l’ai pasfait ! J’ai préféré revenir animer mon corps, qui dormaitpaisiblement dans son cercueil, à l’abri de l’air âpre des nuits etdes rayons ardents du soleil ; je l’ai fait se lever, cepauvre corps, rejeter sa pierre tumulaire, et marcher, marcher sansrelâche du crépuscule à l’aube suivante, chaque nuit ; car lejour j’étais obligée d’entrer dans le premier cimetière qui setrouvait sur ma route et de m’y coucher dans une fosse vide jusqu’àce que la brume tombât. Je suis arrivée ainsi à Heidelberg :là, il y avait une jeune fille, nommé Gretchen, qui me ressemblaittrait pour trait. Cette jeune fille était la maîtresse d’unétudiant appelé Hermann de Holdengrasburg, le fils de ton hôte,baron. Hermann avait depuis longtemps l’envie de la quitter, cettepauvre fille, et il attendait que l’occasion s’en présentât.

» Son père, sur ces entrefaites, lui écrivit ainsi qu’à sesfrères de revenir en Bohême au plus vite. L’occasion se présentait.Hermann monta à cheval un matin, et partit laissant quelques motsd’adieu bien froids à l’adresse de Gretchen. Gretchen attenditHermann toute la journée ; le soir, elle reçut cette lettre,se trouva mal, eut une fièvre cérébrale, et mourut dans lesvingt-quatre heures.

» J’étais arrivée dans le cimetière d’Heidelberg le matinmême du jour où on l’enterra, et comme je n’avais pu trouver lafosse vacante, je m’étais blottie dans une touffe de cyprès dont lenoir feuillage m’abritait des rayons du soleil. Je vis passer prèsde moi la bière de Gretchen ; sa bière était découverte selonl’usage allemand, et je pus voir son visage. Je fus frappée de laressemblance extraordinaire que Gretchen avait avec moi, si frappéeque j’eus l’idée de te rejoindre à l’aide d’un stratagème que mefournirait cette ressemblance.

» Je passai le jour tout entier dans ma touffe de cyprès,et j’attendis la nuit avec impatience. Quand la nuit fut venue,j’allai vers la tombe de Gretchen et, m’armant de la pelle que lefossoyeur avait oubliée, je remuai la terre fraîche. J’eus bien dela peine, va ! car il y avait si longtemps que je n’avais plusde sang, si longtemps que je marchais sur la terre glacée !…Je parvins cependant à déterrer Gretchen et, quand je l’eus fait,je la déshabillai complètement, et je me revêtis de ses habits. Jelui enlevai tout, tout jusqu’à la croix d’or qu’Hermann lui avaitdonnée et qui était encore à son cou, et puis, comme malgré sesvêtements j’avais froid encore, je lui pris son suaire que je mispar-dessus le mien, et continuai ma route. Après huit nuits demarche, j’arrivai ici. Je savais (car les morts savent tout), jesavais que tu y viendrais le lendemain, et je trouvai Hermann, sesfrères et son père, assis au coin du feu et devisant.

» – Quel dommage que je n’aie point amené cette pauvreGretchen !

» – Pourquoi, quel dommage ? demanda le comte deHoldengrasburg.

» – Parce que le marquis de Simiane, que j’ai soigné,prétendait qu’elle ressemblait fort à la baronne de Nossac, qui estmorte il y a un an. Et puisque nous attendons le baron, elle auraitpu nous rendre un véritable service en se chargeant du rôle de latrépassée dans la comédie que nous lui préparons.

» J’étais demeurée sur le seuil, et ils ne m’avaient pointentendue venir :

» – Gretchen accepte le rôle, dis-je tout à coup.

» Ils se retournèrent stupéfaits ; Hermann balbutia etpâlit, et le comte, que je ne connaissais pas, me regarda avecétonnement.

» – Mon cher Hermann, dis-je à l’amant de Gretchen,vous êtes un ingrat, et je devrais vous haïr… mais je vouspardonne.

» Il se jeta à mes genoux, et me prit la main.

» – Dieu ! fit-il tout ému, comme tu asfroid !

» – Je suis venue à pied, répondis-je, et j’ai marchétoute la nuit…

» Et je m’approchai avidement du feu, car mes forcescommençaient à être épuisées, et je me chauffai un grand quartd’heure sans parler.

» – Pauvre Gretchen ! murmurait Hermann avecfatuité, comme elle m’aime !

» – Madame, me dit le comte de Holdengrasburg,n’êtes-vous point effrayée du rôle que l’on vous destine ?

» – Pas le moins du monde, répondis-je : le rôleme plaît fort, et je le jouerai très naturellement.

» – Vous croyez ?

» – J’en suis sûre.

» Hermann se mit à rire.

» – Bonne Gretchen ! fit-il, est-ellecourageuse !

» – Je crois vous l’avoir prouvé, répondis-jesèchement ; car je suis venue d’Heidelberg à pied en mendiant.Or, comme je ne veux rien de vous, puisque vous m’avez quittée etlaissée sans argent, je viendrai ici chaque soir, je resteraijusqu’à l’aube, et m’en irai.

» – Où donc ? demanda le comte.

» – Chez le curé du village, qui est à une lieued’ici.

» – À pied ?

» – Non ; vous me prêterez un cheval.

» J’avais fait un mensonge en disant que j’irais chez lecuré du village ; mais il le fallait bien, pour avoir le droitet le prétexte d’aller me coucher dans un lit de trépassé chaquematin. Hermann voulut insister : ses frères et son père sejoignirent à lui.

» – Préférez-vous, lui dis-je, que je m’en aille toutde suite, et que je ne joue point mon rôle de trépassée ?

» – Non ! non ! dirent-ils.

» – Laissons-la faire, dit Hermann, c’est un capricede femme… qui lui passera.

» Le jour commençait à venir ; le comte et ses fils,qui s’étaient oubliés au coin du feu, se levèrent pour aller secoucher.

» – À ce soir, dis-je à Hermann.

» Il voulut me retenir ; je fus inflexible. On medonna un cheval, et je t’assure qu’il ne me fut point inutile, carj’étais bien lasse ! Je l’enfourchai, et pris la route duvillage dans le cimetière duquel j’avais passé la nuitprécédente.

» Il y avait à l’entour du champ de repos une belleprairie ; j’y cueillis quelques vergissmeinnicht[1] et quelques marguerites pour enrespirer le parfum dans ma fosse, et j’attachai le cheval à unehaie d’aubépine. Le cheval se mit à brouter l’herbe ; et jerentrai dans le cimetière.

» La fosse vide que j’avais occupée la veille était prisedepuis la brume ; j’errai plus d’une heure sans en trouver uneautre, et je fus obligée d’attendre dans une touffe de cyprès quele fossoyeur, qui en creusait une depuis l’aube, eût achevé et futparti.

» Le soir, je retrouvai le cheval ; je remontaidessus, et gagnai le château au galop. Le comte et ses fils mereçurent à bras ouverts, ils m’indiquèrent mon rôle – que je savaisd’avance, tu imagines bien – et ils me dirent qu’un znapandevait t’amener le lendemain de Marienwerder.

» – Gretchen, me dit Hermann, viens chez moi ; ilfaut que je te donne toutes les instructions nécessaires.

» – J’ai froid, lui répondis-je ; restonsici.

» Quand il eut fini de me parler, l’heure du départ étaitvenue pour lui et ses frères, et il lui fallut me quitter.

» – Oh ! murmura-t-il avec une colère dépitée, tut’es moquée de moi, Gretchen ; mais ce soir…

» – Ce soir, répondis-je, ce sera de même… Je veuxvous punir. Je dormirai côte à côte avec vous, et vous merespecterez… ou je vous tuerai.

» Et je lui montrai le poignard que Gretchen portait à saceinture, et que je lui avais volé.

» – Tu es une étrange fille, me dit-il ; il ensera comme tu voudras.

» Je n’ai pas besoin de te raconter ce qui se passa lesoir, tu le sais aussi bien que moi. Après la comédie, je meretirai avec Hermann dans sa chambre, je lui soufflai sur le front,et je l’endormis. C’est alors que je vins te trouver.

» En te quittant, je retournai chez Hermann, et quand ils’éveilla, il me vit près de lui. Une heure après, je laissai,comme la veille, mon cheval dans la prairie, et j’entrai dans lecimetière. Sur le seuil du champ funèbre, je rencontrai une jeunemorte qui sortait enveloppée de son suaire.

» – Où allez-vous ? lui demandai-je ; nesavez-vous pas que le jour vient et que le soleil vaparaître ?

» – Je le sais.

» – N’êtes-vous point morte ?

» – Sans doute.

» – Les morts ne peuvent cependant voyager que lanuit.

» – Vous avez raison ; mais c’est aujourd’hui lafête-Dieu, et, ce jour-là, les femmes qui sont mortes viergespeuvent errer jusqu’au soir par les prés fleuris et les haiesvertes, pour cueillir et se tresser des couronnes de marguerites etd’aubépine blanche. J’étais vierge quand je suis morte : j’usede mon droit.

» – Où est votre tombe ? lui demandai-je.

» – Là-bas, me répondit-elle en l’indiquant dudoigt.

» – Eh bien, lui répondis-je, je m’en vais me coucherdedans une heure, car j’ai voyagé toute la nuit, et, quand j’auraidormi un peu, j’irai vous rejoindre… J’ai, moi aussi, envie demarguerites et d’aubépine, et, comme vous, je suis morte vierge.C’était vrai, n’est-ce pas ?

» Je dormis une heure, en effet ; et puis, en melevant, j’eus la pensée de t’apparaître en plein jour, et au lieude rejoindre la jeune morte, je remontai à cheval, et j’arrivai, àla stupéfaction générale, sous le berceau où vous déjeuniez.

» Maintenant, cher ange, acheva le vampire, j’ai chaud etje suis forte, je vais te quitter ; je reviendrai la nuitprochaine, et même tu me reverras avant, car je serai de retour ducimetière après le coucher du soleil. Adieu. »

Le vampire baisa de nouveau le baron sur la bouche et au front,puis il s’en alla avec sa lente raideur habituelle. Sur le seuil,il se retourna une dernière fois, lui envoya un baiser et unsourire, et disparut.

Tout aussitôt, le baron se sentit pris d’une fièvre étrange,d’un sommeil de plomb qui l’étreignit et paralysa sa pensée pendantplusieurs heures ; et lorsqu’il se réveilla enfin, il entenditprès de lui, de l’autre côté de la cloison à laquelle son lit étaitappuyé, deux voix qui s’entretenaient à bas bruit.

L’une était celle de Wilhem, l’autre… celle deRoschen !

Le baron avait menti à son insu, quand il avait dit à latrépassée qu’il n’aimait pas Roschen, car il tressaillit vivement,et la jalousie le mordit au cœur lorsqu’il eut reconnu sa voixmêlée à celle de Wilhem.

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