La Baronne trépassée

Chapitre 14

 

Les veneurs se regardèrent avec un étonnement qui, vrai ou joué,était tel, qu’il produisit sur le baron un contrecoup de surprisenon moins violent.

Au milieu de son effroi, tout paralysé, tout terrassé qu’il pûtêtre par cette apparition, il n’en eut pas moins le temps des’apercevoir que ses hôtes étaient frappés de stupeur et necomprenaient absolument rien aux paroles qui venaient de luiéchapper.

Quant à sa femme, ou plutôt à celle qu’il prenait pour sa femme,elle était tout aussi surprise, tout aussi naïvement étonnée, etelle regardait le baron d’un œil qui semblait lui dire :

– Où diable ai-je jamais pu vous épouser ?

M. de Nossac sentit ses cheveux se hérisser : ouce n’était point sa femme, et alors la ressemblance était siparfaite que c’était à en devenir fou sur l’heure, ou c’était elle,et alors, comme il l’avait vue morte et bien morte, comme il avaitvu clouer sa bière et maçonner son caveau funéraire, il fallaitrenverser d’un souffle toutes les théories admises à l’endroit desmorts et croire que Mme la baronne Hélène de Nossacétait sortie de sa tombe aussi belle, aussi jeune qu’elle y étaitdescendue, pour venir tourmenter son infidèle époux et lui demanderraison de ses outrages. Et c’était bien elle, cependant, si l’on encroyait la ressemblance : même taille, même port, même sourirehautain et calme, même regard assuré et profond, même fossettelégère au menton, même voix, mêmes gestes…

Gretchen avait peut-être, de plus que la baronne, quelqueslignes imperceptibles qui sillonnaient son front, attestant deprécoces soucis.

Mais le cercueil n’avait-il pas pu les creuser ?

Les huit personnes qui se trouvaient ainsi en présencedemeurèrent longtemps silencieuses, mornes, pétrifiées : etencadrées qu’elles étaient par les touffes de lilas et dechèvrefeuille qui grimpaient sur un invisible châssis et ornaientun berceau de verdure, on les eût aisément prises pour des statuesde jardin.

Enfin, le comte de Holdengrasburg rompit le premier le silencede stupeur qui régnait sous le berceau, et dit au baron :

– Il est impossible, monsieur, que vous ne soyez pointabusé par une ressemblance plus que bizarre.

– Vous… croyez… balbutia Nossac, pâle et haletant.

– Je le crois aussi, dit Gretchen ; j’ai vu monsieurhier pour la première fois.

Au lieu de rassurer le baron, ces simples paroles redoublèrentson effroi :

– Oh ! fit-il, vous avez sa voix… c’estvous !

– Vous êtes fou ! dit-elle avec émotion ; je suisune pauvre fille d’Heidelberg qui n’a jamais vu la France, qui nesait pas le français ; comment voulez-vous que je sois votrefemme ?

– Vous avez sa voix… vous avez son geste… son regard… sesmoindres signes… murmurait toujours le baron.

– Folie ! dit Hermann. J’ai connu Gretchen alorsqu’elle avait quinze ans à peine ; elle ne m’a jamaisquitté.

M. de Nossac regarda Hermann. Hermann avait un visageouvert et calme, Hermann n’avait nullement l’air de mentir.

Puis il regarda tour à tour le comte et ses trois autres fils,et il lut sur leur physionomie la même assertion.

Puis son œil chercha l’œil de Roschen ; mais Roschen, larougeur au front, avait les yeux baissés et paraissaitsouffrir.

Le baron tressaillit, mais il finit par se dire qu’il était lejouet d’une étrangeté du hasard, d’une ressemblance inouïe, et ilessaya de sourire.

– Pardonnez, madame, mon sot effroi, mais j’ai l’espritfrappé depuis hier, et votre ressemblance merveilleuse avec lafemme que j’ai perdue, jointe à un rêve que j’ai fait la nuitdernière et qui avait si bien l’apparence de la réalité qu’il m’afallu l’assertion de ces messieurs pour n’y point croire, votreressemblance, dis-je, jointe au rêve que j’ai fait, peut seulem’excuser.

– Un rêve ? fit Gretchen étonnée.

– Oui, répondit Nossac ; j’ai rêvé, j’ai cru voir, lanuit dernière, la porte de ma chambre s’ouvrir ; vous êtesentrée, votre masque sur le visage ; vous vous êtes couchéeprès de moi, et m’avez, comme un vampire, mordu à la gorge.

Gretchen poussa un cri d’horreur d’abord, et puis un éclat derire :

– Regardez-moi bien, monsieur le baron, dit-elle, et voyezsi j’ai l’air d’un vampire le moins du monde ?

Le baron leva de nouveau les yeux sur elle…

Elle le regardait avec cette mélancolie suave et lascive qu’ilse souvenait avoir vue dans les yeux deMlle Borelli.

Et tressaillant de nouveau, il se prit à songer à sa femme mortede désespoir et de jalousie, et à son indigne conduite envers elle…et il oublia Roschen une minute ; une minute, il se souvintdes larmes qu’il avait versées sur le corps inanimé d’Hélène.

– Baron, dit le comte de Holdengrasburg, interrompantbrusquement les réflexions pénibles de M. de Nossac,assurez-vous bien et définitivement que notre pauvre Gretchen n’arien de commun avec feu Mme la baronne de Nossac.Chassez ensuite les souvenirs lugubres qui ont pu vous venir enmémoire, et allons, si vous le voulez bien, visiter mes domaines,ainsi qu’il était convenu avant déjeuner.

M. de Nossac leva les yeux sur Gretchen. Gretchenétait insouciante et calme.

– Madame, dit-il, sans pouvoir vaincre entièrementl’émotion qui le dominait, veuillez me permettre une question.

– Parlez, monsieur, dit Gretchen avec sa voix douce etmélancolique.

– Comment avez-vous pu me parler en termes aussi précis dema femme, hier soir ?

Gretchen sourit.

– Demandez à Hermann, fit-elle.

– Monsieur le baron, dit Hermann, n’avez-vous point un amiqu’on nomme le marquis de Simiane ?

– Oui bien, dit Nossac.

– Colonel de dragons ?

– Sans doute.

– Et qui a fait la dernière campagne d’Allemagne ?

– Certainement.

– Eh bien ! comme nous vous l’avons déjà dit, mesfrères et moi sommes des students de l’universitéd’Heidelberg. L’année dernière, M. de Simiane, blesséd’un coup de feu à l’épaule, vint se faire soigner à Heidelberg.J’étais un des aides-chirurgiens qui le pansaient ; il me priten amitié et m’engagea à continuer mes visites, même après saconvalescence. Je lui envoyais Gretchen tous les soirs, et chaquefois qu’il la voyait, il lui échappait de dire : « Vousavez une vague ressemblance avec feu la baronne deNossac. »

– Vague ? il ne trouvait la ressemblance quevague ?

– Oui, certes.

« Il faut que j’aie l’esprit frappé », pensa lebaron.

– Or, continua Hermann, un soir qu’il nous répétait cettephrase, nous lui demandâmes ce qu’étaitMme de Nossac ?

– Une femme morte vierge, nous répondit-il. Et il nousconta l’histoire de votre mariage. Vous sentez que nous en avonsprofité hier soir, et que Gretchen, qui, toute bonne fille qu’elleest, a le caractère taquin et l’esprit railleur, n’a pas manqué devous la répéter aussi complètement qu’elle pouvait la savoir.

Et Hermann prit dans ses mains d’hercule la taille souple deGretchen, l’attira à lui et mit un baiser sur son front.M. de Nossac tressaillit soudain et éprouva une vaguedouleur au cœur et à la tête. Ce baiser lui avait fait mal ;il en était jaloux. Pourquoi ?

Il s’adressa sans doute et instantanément cette question, et lataxa, sans doute aussi, de folie ; car il porta vivement lesyeux vers Roschen, comme s’il eût cherché une égide protectricedans son regard et dans son amour contre de poignants souvenirs etl’image nouvelle qui les rappelait. Roschen était oppressée etsouffrante ; Roschen, les yeux baissés, écoutait haletantecette étrange explication qui avait lieu entre Hermann, Gretchen etle baron, et elle en paraissait plus affligée qu’étonnée.

– Allons ! baron, dit le comte de Holdengrasburg,offrez la main à votre fiancée…

Il appuya sur ce mot, et un éclair, qui échappa au baron,jaillit des yeux de Gretchen.

– Offrez la main à votre fiancée, reprit-il, et allons parla prairie, jusqu’au petit village que vous voyez là-bas et qui esthabité par une colonie bulgare.

Le baron s’approcha de Roschen et prit sa main. La main deRoschen tremblait bien fort et son cœur battait à rompre. Le baronremarqua cette émotion, mais il l’attribua à la scène qui venaitd’avoir lieu et à l’effroi qui avait dû nécessairement en résulterpour la jeune fille.

Hermann et Gretchen sortirent les premiers du berceau et s’enallèrent à travers la prairie, à vingt ou trente pas en avant dubaron et de Roschen qui marchaient oppressés et silencieux.Gretchen s’appuyait sur l’épaule de son amant avec une mollelangueur ; tantôt elle lui parlait distinctement, lentement,de choses à peu près indifférentes ; tantôt elle se penchait àson oreille et murmurait alors tout bas de suaves paroles d’amourque le baron, vu la distance, n’entendait pas, mais devinait ;car, au lieu de songer à Roschen, à Roschen, dont le brasfrémissait sur son bras, dont il eût pu entendre les pulsations ducœur, tant elles étaient bruyantes, le baron suivait d’un œil avideles moindres mouvements de Gretchen et d’Hermann ; il prêtaitune oreille avide aux mots les plus insignifiants qu’une bouffée devent lui apportait ; il tressaillait de colère aux petitséclats de rire frais, mutins, railleurs, que Gretchen éparpillaitdans son coquet et gentil babil.

Et il souffrait, sans le savoir, le pauvre gentilhomme, et il sedemandait sérieusement pourquoi il s’occupait ainsi de cettegrisette d’Heidelberg riant au bras d’un étudiant ; et,pendant ce temps, Roschen faisait des efforts inouïs pour vaincre,elle aussi, sa souffrance, ou, au moins, la dominer ; et elley parvint, et finit par ouvrir la bouche et parler à soncavalier.

Au son de cette voix, le baron parut se réveiller d’un sommeilpénible, et il oublia, à son tour, Gretchen une seconde, pourrevenir à Roschen. Il la regarda : elle était plus belleencore avec ce vermillon passager qui colorait ses joues et sonfront.

Alors il pressa doucement sa main et lui dit :

– Je dois vous paraître bien ridicule, mademoiselle.

– Vous ? fit-elle avec émotion ;pourquoi ?

– Parce que je démens vos paroles d’hier : « Vousêtes brave comme un lion », par mes folles appréhensions detous les instants.

– Ce n’est point de la terreur, fit-elle doucement, c’estune simple émotion…

Un éclat de rire moqueur de Gretchen arriva au baron, comme ilallait répondre à sa fiancée, et il se tut brusquement.

Roschen s’aperçut de cette interruption soudaine, elle vit lenuage qui passait sur le front du baron et tressaillantvivement :

– Monsieur, dit-elle, je voudrais bien vous parler seule àseul.

– Parlez, mademoiselle, répondit Nossac, rappelé malgré luipar ce timbre harmonieux qui distinguait la voix de Roschen.

– Oh ! pas maintenant, fit-elle, pas maintenant…

– Pourquoi ?

– On nous observe.

– Eh bien ?

– Eh bien ! si l’on savait ce que j’ai l’intention devous dire…

Roschen s’arrêta frémissante…

– Si l’on savait ? fit le baron anxieux.

– Je serais perdue ! fit-elle avec terreur.

– Perdue ?

– Wilhem me tuerait.

Nossac regarda Roschen. Roschen tremblait ; mais elle lecontemplait avec amour et semblait lui dire :

– Oh ! je braverai la mort pour vous… car je vousaime…

– Eh bien ! murmura-t-il tout bas, bien que je nepuisse ni deviner ni comprendre ce que vous voulez me dire,j’attendrai patiemment l’heure et le lieu où vous pourrez…

– Ce soir, dit-elle tout bas, chez vous…

– Bien, fit Nossac intrigué.

En ce moment ils arrivaient à la lisière de la forêt qui bornaitla prairie, et le baron vit Gretchen et Hermann disparaîtrederrière un bosquet de sapins.

Il se troubla et pâlit, un frémissement convulsif agita sa mainqui pressait la main de Roschen, et Roschen devina quelle émotionjalouse venait de l’agiter.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle tout bas, si bas queNossac lui-même ne l’entendit pas, l’aimerait-il encore ?

Elle s’arrêta frissonnante et la sueur au front.

– Et, reprit-elle, glacée, serais-je jalouse ?

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