La Baronne trépassée

Chapitre 1

 

– Mon cher baron, dit le marquis de Simiane, après avoirgravement écouté son ami, le baron de Nossac, qui venait de luiconter son histoire, plus qu’étrange, as-tu consulté unmédecin ?

– Non. Pourquoi ?

– Parce que tu me parais atteint de folie.

– C’est ce que je commence à croire, marquis ; il estde certains moments où je ne sais, à vrai dire, si tout ce quim’est arrivé n’est point un rêve.

– J’en suis, moi, très persuadé.

Soudain M. de Nossac se frappa le front.

– N’as-tu pas été blessé, il y a quelques mois, auxenvirons d’Heidelberg ? dit-il.

– Oui. Eh bien ?

– Et n’as-tu point été soigné par un étudiant nommé Hermannde Holdengrasburg ?

– Sans doute, un garçon très spirituel et d’assez bonnemaison.

– Eh bien ! tu as vu sa maîtresse, cette Gretchen quiressemblait si fort à ma femme.

– Pas le moins du monde. Hermann n’avait point demaîtresse.

– Je m’y perds, murmura le baron avec mélancolie.

– Il y a effectivement de quoi. Et tu n’as pu retrouver cefantôme, ce vampire qui, après t’avoir sucé le sang, s’est convertien garde-malade pour te soigner ?

– Non, fit tristement le baron : je l’ai cherchépartout cependant ; il y a trois mois que je fouillel’Allemagne et l’Europe entière en tous sens, trois mois que je nevis pas, que je rêve tout éveillé… trois mois que je souffre…Oh ! s’interrompit le baron en portant la main à son cœur, jesouffre bien… va !

– Niais ! fit le marquis, nous avons fait cependantassez de petits soupers ensemble, nous avons passé assez de follesnuits et couru assez de ruelles, pour que tu sois ou doives être àl’abri d’une petite passion vulgaire, d’un amour d’étudiant, d’abbénovice ou d’écolier.

M. de Nossac haussa les épaules :

– Mon cher, dit-il, l’amour ressemble à ces pommesd’Amérique si belles de coloris, si fraîches de duvet, aveclesquelles un enfant joue une journée entière en les faisant sauterdans ses mains. S’il a le malheur d’y mordre, elles le tuent. J’aijoué avec l’amour toute ma vie, je l’ai pris au sérieux une minute,et j’ai empoisonné ce qui m’en reste.

– Tarare ! dit le marquis, il y a un remède à cepoint-là.

– Lequel ?

– En aimer une autre.

– Je ne le pourrai…

– Essaie…

– Folie !

– En attendant, du reste, voici près de dix-huit mois quetu es veuf ; les deux ans expirés, la fortune de ta femmeretournera à ses héritiers.

– Je le sais bien. Que m’importe !

– Mon cher, fit le marquis avec une philosophiedédaigneuse, persuade-toi bien de ceci : c’est que, de tousles maux les plus incurables, le pire, c’est la misère. On n’enguérit que difficilement. Tu as eu du bonheur la première fois, ettu t’es arraché des griffes de tes créanciers avec une certaineadresse ; crois-moi, ne tente plus le hasard, le hasard estcomme les femmes, il tourne à tout vent.

– Que veux-tu donc que je fasse ?

– Que tu te maries, pardieu !

– Et avec qui ? et comment ? murmura le baronavec un découragement profond dans la voix.

– Mon cher, reprit le marquis, il y a trois sortes demariages pour des gentilshommes comme nous : le premier est lemariage de convenance, c’est-à-dire un assortiment assezrespectable et fort ennuyeux de rang, de naissance et de fortune.Celui-là nous est interdit quand nous sommes un peu ruinés, commetu l’étais, comme je le suis. Le second est la mésallianceintéressée. Pour redorer son écusson et donner du foin à seschevaux, on épouse la fille d’un croquant qui vous apporte le Péroudans un pan de sa chemise, dont le père vous appelleMonseigneur mon gendre et vous déteste cordialement, ensongeant qu’il est obligé de payer bien cher l’honneur de vousavoir dans sa famille. Le troisième est le mariaged’inclination ; celui-là est ad libitum : onprend sa femme dans une gentilhommière qui branle au vent, dans lescoulisses de l’Opéra ou sur la route des Porcherons, peuimporte ! nul n’y regarde et n’y trouve à redire. Or, lepremier t’était interdit pour une foule de raisons ; tu asfait le second, et ce dernier te fournit les moyens de contracterle troisième. Tu es assez riche pour que ta femme ait le droitd’être pauvre.

– Sans doute ! murmura le baron d’un air quisignifiait : « Que m’importe tout ce que tu medis ! »

– Mais, reprit le marquis de Simiane, il faut te hâter,cher : dans six mois, si tu n’as pris femme, tu seras le pluspauvre gentilhomme de France et de Navarre.

– Que m’importe ! fit encore le baron en haussant lesépaules.

– Pourtant, continua Simiane, si je te montrais, en un coinde Paris ou de la province, la plus jolie tête de jeune fille quise pût imaginer. Dix-huit ans, blonde cendrée, des pieds deChinoise, des yeux de vierge, et pauvre avec cela à devenir foud’amour.

Le baron dressa la tête.

– Tu dis qu’elle est pauvre ? fit-il.

– Oh ! je t’en réponds ; elle file la nuit pournourrir son vieux père.

– C’est donc du menu peuple ?

– De la noblesse, au contraire, et de la vieille roche,cordieu ! Mais tu sais le proverbe : grand nom, manteautroué ! Le père a eu dix-sept balles dans le sien, et jamaisil n’a eu assez de pistoles pour en boucher les trous.

– Voilà de la pauvreté qui sent bon et qui a son parfum dechevalerie, marquis.

– Attends donc, mon cher, ce n’est pas tout. L’annéedernière, un traitant passa dans son carrosse doré, à la portée deleur gentilhommière. Quand je dis gentilhommière, j’ai tort, carc’est un bon et vieux castel des croisades, avec pont-levisrouillé, fossés bourbeux, tours moussues et beffroi branlant. Levent y mène un train d’enfer sous les portes et dans lescorridors ; les tapisseries tombent en lambeaux, les boiseriespourrissent et les écussons ont une vénérable couche de fumée quiva s’épaississant gaillardement à travers les siècles. Et au milieude cette misère, baron, il y a un vieux châtelain qui vous a desairs de grand seigneur qui imposent aux plus hardis, et une jeunechâtelaine qui a des poses et une démarche de reine. Puis troisserviteurs qui ne reçoivent plus de gages, qui travaillent mêmepour nourrir leurs maîtres, et ne se sont jamais départis de ceprofond respect qu’avaient autrefois les vassaux pour leurseigneur. Ce sont les courtisans du malheur dans la plus complèteacception du terme. Puis, enfin, un jeune homme, un orphelin, neveudu châtelain, le plus joli garçon que la terre ait porté, un enfantde dix-huit à vingt ans, aussi frêle, aussi blond que sacousine…

– Ah ! fit le baron, fronçant le sourcil, elle l’aime,sans doute.

– Non, répondit le marquis ; je ne crois pas, dumoins. Il postule une entrée aux gardes, et ne songe guère àl’amour.

– Pas plus que toi, cher, au traitant dont tu allais meparler, et que tu as abandonné pour me faire une longue descriptiondu manoir et de ses hôtes.

– C’est juste ; revenons au traitant. Le croquantpassa donc à la portée du castel, un soir d’automne ; ilfaisait froid, le soleil allait se coucher dans un linceul gris etmaculé de taches sanglantes, le vent pleurait à travers les haiessans verdure et les bois dépouillés ; la terre n’avait pasdégelé de tout le jour. Le traitant était chaudement emmitouflédans sa palatine russe, les glaces de la berline soigneusementfermées, et les pieds dans une chancelière. Cependant il avaitfroid quand une bouffée de bise pénétrait jusqu’à lui, et ilcherchait d’un œil désolé un gîte convenable pour son importance,quand il aperçut les tours grises du manoir. Il ordonna aupostillon de faire halte, et la berline s’arrêta à la herse dupont-levis. Puis, comme le pont-levis était baissé depuis environun siècle, il le franchit, et entra dans la cour. Au bruit desroues et des chevaux, la porte du manoir s’ouvrit, et un domestiqueaccourut. C’était le plus vieux des trois serviteurs. Quand il eutappris de la bouche du postillon que l’étranger demandaitl’hospitalité, le pauvre homme se prit à trembler ; son maîtreétait si pauvre ! et il était tenté de répondre que sesmaîtres étaient absents, quand le châtelain parut, et dit :« Bienvenus soient les étrangers ! » Le traitant futreçu cordialement, noblement même, malgré la pénurie dumanoir ; si maigre que fût la basse-cour, on fit main bassesur elle ; les derniers flacons de vieux vin furent décoifféssans pitié, le gobelet ciselé des aïeux fut tiré du bahut où on leconservait avec soin, et la jeune châtelaine céda son appartement,le seul du manoir qui fût présentable. Le traitant s’aperçut decette misère profonde, il s’aperçut aussi de l’éblouissante beautéde la jeune fille, et, comme depuis longtemps il cherchait à sedésencanailler un peu par une alliance, il crut le momentarrivé et l’occasion excellente. Le traitant passa deux jours aumanoir. Le troisième, il demanda effrontément à son père la main dela châtelaine. Le vieux seigneur salua profondément, prit letraitant par le bras, le conduisit dans une galerie poudreuse oùpendaient au mur des toiles enfumées. C’étaient ses portraits defamille. Le plus vieux datait de Philippe-Auguste, et représentaitun chevalier bardé de fer, estoquant et taillant à la bataille deBouvines. Le plus récent représentait un cardinal, l’oncle duchâtelain.

– Voilà, dit-il, l’unique dot de ma fille ; mais, pourobtenir sa main, il est nécessaire d’en avoir une à peu prèspareille. Le traitant se mordit les lèvres, monta en carrosse, etpartit.

– Cordieu ! s’écria M. de Nossac, je trouvele père si beau, que je commence à m’éprendre de la fille. Où secache donc un pareil trésor ?

– À deux lieues environ de la tombe de ta femme, près deton château du Léonais.

– Et tu nommes le châtelain ?

– Le comte de Kervégan.

– Et sa fille ?

– Yvonnette.

– Joli nom !

– Nous allons donc monter en voiture.

– Hein ? fit le baron en tressaillant.

– Et prendre la route du Léonais, continuaimperturbablement le marquis.

– Mais je ne t’ai pas dit…

– Tu ne m’as rien dit, mais nous partirons.

– C’est impossible !

– Pourquoi ?

– Parce que j’aime Gretchen.

Le marquis haussa les épaules :

– Tu aimeras Yvonnette, dit-il.

– Je ne crois pas…

– Moi, j’en suis sûr. D’ailleurs… (le marquis s’arrêta)d’ailleurs tu auras le choix, car elle attend une cousine.

– D’où ?

– D’Amérique… Une créole étincelante, dit-on, et qui aséduit au Brésil tous les officiers de la marine portugaise.

Le baron secoua la tête.

– Tout cela est bien séduisant, murmura-t-il.

– Eh bien, alors…

– Mais j’aime Gretchen…

– Ouf ! fit le marquis, tu commences à devenirinsupportable.

– Eh bien, soit ! je partirai… demain…

– Non, tout de suite.

– Pourquoi tout de suite ?

– Parce que d’ici à demain tu seras redevenu fou.

M. de Nossac hésita encore.

– Allons, dit-il, je le veux bien. Demande des chevaux.

– Tiens, fit le marquis en l’entraînant vers une croisée,regarde.

Il y avait dans la cour de l’hôtel de Simiane une chaise deposte tout attelée, avec position en selle et valets pendus auxcourroies. Toute objection était désormais impossible.

– Partons donc ! dit M. de Nossac.

Puis, comme il s’appuyait sur le bras du marquis, une réflexionlui vint :

– Et ce cousin ? fit-il.

– Eh bien ce cousin…

– Es-tu sûr qu’elle ne l’aime pas ?

Le marquis se prit à rire.

– Tu vois bien, dit-il, que tu l’aimes déjà, toi, et sansl’avoir vue.

– Non, dit insoucieusement M. de Nossac ;mais je suis jaloux de toutes les femmes : c’est un principechez moi.

– Pacha ! murmura le marquis.

Et la berline de voyage s’ébranla aux coups de fouet despostillons.

Gretchen était vaincue !

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