La Baronne trépassée

Chapitre 6

 

Le veneur noir, car c’était bien lui, à en juger du moins parl’apparence, le veneur noir, disons-nous, demeura immobile aumilieu de la route, semblable à quelque génie colossal défendantl’entrée de cette noire et mystérieuse vallée aux simplesmortels.

Il avait en effet une taille véritablement gigantesque et commeon n’en trouve plus que dans le nord de la Germanie ; soncheval, noir comme lui, parut au baron plus grand et plus fort queles autres animaux de sa race.

Mais M. de Nossac, s’il avait eu un premier mouvementde crainte, était assez brave pour maîtriser complètement saterreur et son émotion dans l’espace de quelques secondes.

Le temps de galop qu’il fit pour arriver jusqu’au veneur, sicourt qu’il fût, suffit à lui rendre tout son sang-froid, et quandil ne se trouva plus qu’à vingt pas, il arrêta court sa monture etcria à l’étrange cavalier :

– Holà, mon maître, place, s’il vous plaît ?

Le veneur noir ne répondit pas ; mais il poussa son chevalà son tour et vint à la rencontre du baron.

Un second éclair entrouvrit les nuées, les sillonna rapidement,et éclaira les deux cavaliers au moment où ils se trouvaient face àface, leur permettant ainsi de s’observer réciproquement.

– Eh bien ! demanda M. de Nossac aveccourtoisie, mais d’un ton ferme et froid, Votre Seigneurieinfernale me livrera-t-elle passage ?

– Ah, ah ! ricana le veneur, vous paraissez meconnaître, mon gentilhomme ?

– Parbleu ! dit le baron, on m’a raconté lecommencement de votre histoire, et vous venez de me dire la fin, letout dans une ballade assez joliment rimée. Vous êtes le veneurnoir…

– Tout comme vous le baron de Nossac.

Le baron, entendant prononcer son nom, fit un mouvement desurprise et d’inquiétude :

– Bah ! dit-il, se dominant aussitôt, il est toutnaturel qu’un fils du diable sache par cœur le grand armorial deFrance.

– Et vous y avez même, si j’ai bonne mémoire, mongentilhomme, une assez belle place ; vous datez des croisades,je crois ?

– En effet. Votre Seigneurie voit-elle quelque inconvénientà ce que je continue ma route ?

– Mon cher baron, répondit familièrement le veneur noir,vous êtes sur la limite de mes terres ; je possède cettevallée et vingt lieues de forêts alentour ; j’ai, en outre, unassez beau castel à dix lieues d’ici. Vous voyez que je suis unchâtelain fort présentable et qui ne ferait nullement une piètrefigure à la cour d’un souverain quelconque, fut-ce mon cousin dePrusse et de Russie.

– Je vous en félicite, fit le baron poliment, vous avez desuperbes domaines. Seulement, s’il m’était permis de vous donner unconseil…

– Oh, ne vous gênez pas. Je sais par cœur les œuvres d’unde vos poètes du dernier siècle, maître Nicolas Boileau, un hommed’esprit, baron, et qui, je le prévois, sera fort maltraité danscent cinquante ans d’ici par une école de romantiques qui auront ledéfaut d’avoir plus de génie que de sens. Je me souviens d’un versassez remarquable : Aimez qu’on vous conseille,etc.

– Je me permettrai donc de vous engager,monseigneur, à éclairer un peu mieux les routes de votre domaine.Il fait noir ici comme dans une conscience de janséniste.

– Vous croyez ? demanda sérieusement le veneurnoir.

– Et je pense qu’il vous serait facile de distraire un oudeux tisons du brasier où se chauffe Sa Majesté votre père, depuisqu’elle a renoncé à se geler dans le paradis.

– Mon père a toujours froid, dit sèchement le veneur, etpuis, ses hôtes sont si nombreux qu’il ne peut les frustrer ainsi.Par exemple, baron, reprit-il en ricanant, si, quand vous serezparmi eux, vous voulez me faire cadeau de votre part de feu pour meservir de réverbères et de lanternes, je l’accepterai avec grandplaisir !…

– Je regrette infiniment que ce ne soit pas tout de suite,répliqua le baron sur le même ton de persiflage, car je crains fortque mon guide ne se casse le cou avant qu’il soit peu : il estsi fort effrayé déjà…

– Votre guide, baron, est au coin du feu à l’heure qu’ilest.

– Ah ! par exemple !

– Voyez plutôt.

Un troisième éclair parut obéir à un ordre mental du veneurnoir, et fit resplendir les roches tourmentées et les sombrestaillis de la gorge dans le rayon d’un quart de lieue.

Le veneur étendit la main, le baron se retourna, explora laroute, examina, chercha…, et ne vit plus rien.

Le znapan avait disparu.

Le baron poussa un cri de surprise.

– Où donc est-il passé ?

– Il est auprès de ce feu que vous vouliez appauvrirnaguère pour éclairer mes domaines. C’est un petit diablotin quemon père me prête de loin en loin.

– Eh bien, murmura le baron, me voilà magnifiquementcampé !

– Je vous servirai de guide, mon cher.

– Vous me laisserez donc passer ?

– Cela dépend. Oui, si c’est pour venir chez moi ;non, si vous voulez continuer votre route.

– Mon cher monsieur de l’enfer, dit flegmatiquement lebaron, ou vous êtes un mystificateur de bon goût, et alors je vousdemanderai la permission de m’assurer si ma rapière est de mêmelongueur que votre couteau de chasse…

– Ah ! ah !

– Ou vous êtes réellement le fils, le neveu ou un parentquelconque du diable, et dans ce cas…

– Dans ce cas ? baron…

– Voici une arme qui me délivrera peut-être de vous.

Et le baron posa la main sur son front et s’apprêta à faire lesigne de croix.

Le veneur partit d’un éclat de rire.

– Mon cher baron, dit-il, j’ai Satan pour père, mais mamère était une demoiselle de bonne noblesse et catholique. J’ai étébaptisé il y a neuf cent dix-sept ans, sous le règne deCharlemagne, dans la cathédrale d’Aix-la-Chapelle. Rengainez doncvotre signe de croix.

La main du baron redescendit.

– À quelle condition votre seigneurie veut-elle me laisserpasser ? demanda-t-il.

– Je viens de vous le dire, j’ai neuf cent dix-sept ans,une belle et verte vieillesse, comme vous voyez ; mais jem’ennuie prodigieusement. Vous êtes le plus spirituel gentilhommede la cour de France, et je me suis juré de vous avoir sous montoit quelques jours. Pouvez-vous refuser cela à unvieillard ?

– Avez-vous du vin passable, demanda Nossac avec un calmesuperbe.

– J’ai du chambertin de 1500, de l’aï de 1630, dujohannisberg de 1463, et…

– Assez ! monseigneur, je vous suis.

– Eh bien, dit le veneur noir, en route donc ! Et,quoique Satan, mon honoré père, me refuse un tison, nous allonsavoir des torches !

Le veneur noir emboucha sa trompe, en tira une puissante etrauque mélodie, qui ressemblait assez bien à un de ces ouragans quicourbent sous leur vol bruyant les têtes frémissantes d’une forêttout entière, et tout aussitôt les taillis environnantss’illuminèrent, et une douzaine de cavaliers, aussi rouges que leurmaître était noir, surgirent, un brandon de résine enflammée à lamain.

« Décidément, pensa le baron, j’ai réellement affaire audiable ! »

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