La Baronne trépassée

Chapitre 7

 

C’était peut-être la dixième fois depuis vingt-quatre heures queM. de Nossac entendait retentir autour de lui cetteexclamation : « Il est fou ! » Et certes, ill’était en ce moment ; et il finit par y croire lui-même,quand, avec la rapidité fantasmagorique qui est propre à lamémoire, il se souvint de tout ce qui s’était passé la veille.

Qu’était-ce qu’Yvonnette ?

Il avait pu faire une question pareille quand, la veille, ilcontemplait la jeune fille avec ravissement ; quand, sous lescoulées ombreuses au travers desquelles la lune répandait seslueurs tremblantes, il frissonnait de volupté au son de sa voix, aucontact de sa main, au frôlement d’une boucle errante de sescheveux, au bruissement de son haleine…

Il avait demandé ce qu’était Yvonnette, quand, une heure, ils’était pris à penser que son amour serait, pour l’homme quil’obtiendrait, un de ces bonheurs auprès desquels les joies duparadis sont décolorées et monotones.

M. de Nossac, en se souvenant, comprit enfin que saraison s’en allait grand train et qu’il courait à triples guidessur la route de la folie.

Aussi regarda-t-il M. de Simiane avec un de cesdouloureux étonnements qui semblent demander tout à la fois de lapitié et un conseil.

– Ma foi ! oui, mon cher, reprit le marquis après uninstant de silence, tu deviens fou.

– J’en ai peur, murmura Nossac.

– Et moi, j’en tremble.

– Que veux-tu ? cette créole maudite ressemble si fortà Gretchen !

– Ou plutôt, cher, cette Gretchen remplit si bien tonimagination, que la moindre ressemblance t’abuse et que tu la voispartout.

– Serait-ce donc vrai ? fit M. de Nossac separlant à lui-même, mais assez haut pour que le marquisl’entendît.

– Si vrai, que si Gretchen ressemble à ta femme, la bellecréole ressemble très peu à Gretchen, puisque tes domestiques…

– Mon Dieu ! ils ont pu oublier le visaged’Hélène.

– Tarare, dit le marquis, il est bien plus sage d’admettreque tu es bien dûment écorné du cerveau.

Le baron appuya sa tête dans ses mains, et rêva quelquesminutes.

– Que je sois fou ou non, dit-il, j’aimeGretchen !

– Parbleu ! je le vois bien.

– Et tout ce qui, pour moi, ressemble à Gretchen.

– Ah ! ah !

– Cette créole lui ressemble…

– Et tu aimes déjà la créole ?

– Je le crains.

– Mais Yvonnette ?

– Je l’aimais hier…

– Tu l’aimeras demain.

– Jamais !

– Nous verrons…

– C’est la créole que j’aime ; elle ressemble àGretchen.

– D’accord. Seulement, la créole ne t’aime pas.

Le baron recula.

– Elle ne t’aimera jamais.

Le baron fronça le sourcil et pâlit.

– Car elle en aime un autre.

Le baron rugit.

– Et qui donc ? s’écria-t-il.

– Son jeune cousin.

– Hector ?

– Mais elle l’a vu à peine.

– Qu’importe.

– Elle ne le connaissait pas hier…

– Elle le connaît aujourd’hui.

– Mais c’est un enfant.

Simiane éclata de rire.

– Raison de plus… Barbe vierge, joues roses, œil bleu,cheveux blonds, taille frêle, mains de femme, sourire d’ange, envoilà plus qu’il n’en faut pour tourner la tête à une femme devingt-huit ans. Et il a tout cela.

« C’est juste », pensa tout basM. de Nossac.

Mais son orgueil l’empêcha d’avouer tout haut cetteréflexion.

– Eh bien, fit-il avec colère, je veux que cette femmem’aime… et elle m’aimera !

– Folie !

Le baron se redressa, rejeta la tête en arrière, et ditfièrement :

– Je me nomme Nossac !

– Tu te nommais baron…

– Que veux-tu dire ?

– Que tu n’es plus que l’ombre de toi-même.

Le baron tressaillit, et regarda son visage pâle et fatigué dansune glace voisine.

– Tu n’es plus que l’ombre de ce baron de Nossac que toutParis, que Versailles admirait, il y a un an, pour l’élégance deses costumes, le bon goût de sa maison, le faste de son existence,la finesse de son esprit et le nombre de ses bonnes fortunes…

– Je suis donc bien changé ?

– Regarde-toi.

Le baron s’approcha davantage de la glace.

– Tu as le visage abattu, maigri, hâlé, l’œil cerclé debistre, la lèvre pendante, la barbe mal taillée. Tes mains ontgrossi pendant la dernière campagne, le cheval t’a rendu cagneux,ta taille épaissit, tes joues s’empâtent…

– Tu exagères, cher, fit M. de Nossac, reprenantune seconde ce ton de fatuité légère qu’il avait autrefois ;tu exagères, et je te parie mille louis que la créole m’aimera.

– Je tiens le pari pour mes créanciers. Mais d’abord, si tuveux que je joue à coup sûr, ingénie-toi à couper court à cettepromenade sentimentale dont la créole et son cousin honorent lesallées de ton parc.

Et du doigt, le marquis, toujours railleur, indiqua une secondefois la belle Américaine appuyée nonchalamment au bras d’Hector deKerdrel.

Un éclair de colère étincela dans l’œil du baron. Il portavivement la main à son épée, et murmura :

– Je le tuerai !

M. de Simiane haussa les épaules.

– Tue, mon bon ami, tue, dit-il, et je réponds de mes millelouis.

– Comment cela ?

– Eh ! sans doute ! elle l’aime, et c’est soncousin. Si tu le tues, elle aura pour toi la haine la plusmagnifique qui soit sortie jamais d’un cœur de femme belle, titréeet amoureuse. Il n’y a que les bourgeoises qui puissent pardonner àun gentilhomme, leur amant, de leur avoir fait assommer leur mari àcoups de bâton par sa livrée.

– C’est juste, fit M. de Nossac convaincu.

– À ta place, je préférerais l’éloigner habilement.

– Mais comment ?

– N’es-tu pas colonel de Royal-Cravate ?

– Sans doute.

– Donne-lui une lieutenance, et, son brevet accepté,ordonne-lui de rejoindre immédiatement son corps.

Le front plissé du baron se rasséréna soudain.

– C’est cela, dit-il ; cours lui dire que je veux luiparler.

– Pourquoi n’y point aller toi-même ?

– Elle me fait peur.

– Singulier amour que le tien ! tu as peur de la femmeaimée.

– Oui, mais je m’aguerrirai !

– Dieu le veuille !

– Et elle m’aimera !

– Dieu le fasse ! mais tu n’es plus beau. Or, pourtoucher les femmes, il faut ou beauté, ou esprit, ou courage. Tabeauté s’en va grand train, ton esprit éprouve de terriblessomnolences sous l’impression du souvenir de Gretchen, et quant àton courage…

– Hein ? fit le baron fronçant le sourcil.

– Je sais bien qu’il est toujours le même ; maisencore faut-il trouver une occasion de le montrer.

– Tu connais le pays, n’est-ce pas ?

– Comme Versailles.

– Alors tu me trouveras bien aux environs quelquegentillâtre mal léché et taciturne à qui je puisse faire unequerelle d’Allemand, pour le convertir en fourreau d’épée…

– Peste !

– Que veux-tu ! aux grands maux les grands remèdes.L’amour a des exigences cruelles.

– Mon cher, dit philosophiquement le marquis, le duel estune plaisanterie ; tout le monde se bat, même les coquins. Monmaître d’hôtel s’est battu, mon parfumeur se battra au premierjour, et ton valet de chambre, si l’occasion s’en présente, enverraun cartel à ton cocher. Un duel pour faire preuve d’audace ?Allons donc !

Une fois de plus, M. de Nossac fut obligé de convenir,à part lui, que le marquis avait raison.

– Eh bien, fit-il, si je luttais devant ses yeux corps àcorps avec un ours.

– Il n’y a pas d’ours en Bretagne.

– Avec un sanglier ?

– C’est possible. Ceci serait plus ingénieux, surtout si tuavais le bonheur de te faire découdre une jambe. Les amants boiteuxont des chances infernales.

– Raille, mais je suis décidé !

– Et à quand ce spectacle ?

– Aujourd’hui même.

– Baron, mon ami, tu es moins fou ; tu redeviensspirituel.

– J’essaie, fit modestement M. de Nossac.

Le marquis alla de nouveau vers la fenêtre.

– Bon ! dit-il, voilà nos amoureux disparus sous lesmassifs.

Une étincelle de jalousie s’alluma dans l’œil du baron ; etlaissant Simiane stupéfait, il s’élança vers l’escalier, ledescendit quatre à quatre, et gagna le parc en courant.

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