La Baronne trépassée

Chapitre 18

 

Au cri poussé par le baron, une porte s’ouvrit et le châtelainde Holdengrasburg entra, son sourire bonhomme et un peu railleuraux lèvres.

– Le veneur noir ! murmura le baron.

– Ah ! enfin, s’écria le châtelain jovialement, enfin,mon cher baron, vous avez eu peur !

Le baron pâlit de colère :

– Peur ! s’écria-t-il ; moi, peur ?

– Par les cornes de Satan, mon père, je le crois, mongentilhomme.

– Qui que vous soyez, répliqua M. de Nossac, àqui ce mot de peur avait rendu tout son sang-froid, quique vous soyez, mon hôte, je vous somme de me prouver que j’ai eupeur !

– Vous avez poussé un cri qui s’en charge, baron.

– Vous croyez ?

– Pardieu !

– Eh bien ! dit M. de Nossac, si j’ai eupeur de l’incertitude, chassez cette incertitude et montrez-vousenfin à moi sous votre jour véritable, vous verrez si j’ai peurencore ! Si vous êtes le fils de Satan, dites-le, et alors jelutterai, moi, homme, avec vous, être surnaturel ! Si vousêtes un simple gentilhomme, qui se plaît aux mystifications,dites-le également, car je trouve que les mystifications durentdepuis trop longtemps, et mon épée y mettra un terme !

Et, en prononçant ces paroles, M. de Nossac s’appuyafièrement sur son épée et regarda le veneur en face.

– Mon cher hôte, fit celui-ci avec un éclat de rire moinsrailleur que bienveillant, je suis dans mon tort cette fois et jevous en fais humblement mes excuses. J’aurais dû m’en tenir à mesplaisanteries d’hier et ne point les renouveler aujourd’hui. Si lesexcuses ne vous suffisent point, j’ai mon épée au service de lavôtre.

– Ah ! dit froidement le baron, est-ce que vous n’avezpoint encore assez joué le rôle du châtelain bonhomme, messireSatan ?

Un nouvel éclat de rire échappa au comte.

– Vous êtes fou ! dit-il ; je suis de chair etd’os comme vous.

– Ce n’est point ce que vous disiez tout à l’heure,cependant.

– Tiens ! vous y avez donc cru ?

– Il me semble, fit M. de Nossac avec hauteur,que la chose est assez croyable.

– Vous trouvez ?

– Sans nul doute. Et pour preuve, je vous demanderai ce quevous avez fait du paysage qui, hier, était sous mesfenêtres ?

– Êtes-vous bien sûr qu’il était sous cesfenêtres-là ?

– Très sûr. Je reconnais le lit, les tentures, tout,jusqu’à ce fauteuil, où j’ai, en me couchant, déposé mon habit.

– Eh bien ! dit le comte, puisque vous en êtes aussisûr, venez avec moi, je vais vous convaincre du contraire.

Et il entraîna le baron, qui le suivit sans mot dire.

Comme la veille, le comte de Holdengrasburg fit traverser à sonhôte plusieurs salles contiguës et arriva enfin à une chambre àcoucher, où il s’arrêta.

– Voyez ! lui dit-il.

Le baron promena autour de lui un regard d’étonnement etreconnut une chambre absolument semblable à celle qu’il occupait laveille et non moins semblable comme meubles, espace et tentures àcelle qu’il venait de quitter.

– Vous voyez, lui dit-il, que tout est ici dans le mêmeordre que là-bas ; une seule chose y manque : votrehabit. J’ai pris soin de le faire déménager en même temps qu’onvous transportait, endormi, d’un lit dans un autre. Vous avez lesommeil bien lourd, baron. Et ce disant, le comte de Holdengrasburgouvrit la croisée, et le baron reconnut son paysage riant etpittoresque de la veille, sa prairie en fleurs, son parc ombreux,son village coquet, sa forêt verte, et, comme la veille, il aperçutun homme et une femme se promenant sous les murs du château etfoulant l’herbe drue, toute ruisselante encore de la rosée dumatin. Seulement ce n’étaient ni Roschen ni Wilhem, mais Gretchenet Hermann, son amant.

Comme la veille, le baron tressaillit et sentit un nuage passersur ses yeux. Il était jaloux de sa femme trépassée, comme si elleeût été vivante.

– Monsieur, dit-il au comte, oubliant soudain la situationhostile qu’il avait prise vis-à-vis de lui, êtes-vous bien sûr quecette femme-là est la maîtresse de votre fils Hermann ?

– Gretchen ? mais sans doute.

– Eh bien ! moi, je vous dis que c’est ma proprefemme, ma femme défunte qui revient pour me tourmenter et me sucerau cou chaque nuit…

– Vous êtes fou.

– Non, je ne suis pas fou, j’ai toute ma raison, et je nedormais pas cette nuit. Elle est venue vers moi, à pas lents, commela nuit précédente ; elle s’est couchée à côté de moi, ellem’a mordu comme la veille…

– Tenez, fit le comte de Holdengrasburg avec insouciance,la meilleure preuve que je puisse vous donner qu’elle ne vous apoint mordu au cou c’est que la piqûre que vous vous étiez faiteavec la pointe de votre épée est à moitié fermée ce matin, et qu’iln’y a, à côté, aucune autre cicatrice.

– C’est vrai, murmura le baron interdit, après s’êtreregardé dans une glace. Ce qui n’empêche pas, croyez-le, que toutce que je vous dis soit scrupuleusement exact.

– J’en doute.

– Et si je vous répète mot pour mot la bizarre histoirequ’elle m’a contée ?

– Voyons l’histoire ?

M. de Nossac, toujours l’œil fixé sur Hermann etGretchen, qui s’appuyaient l’un sur l’autre avec une langueurvoluptueuse, M. de Nossac, disons-nous, raconta d’unevoix brève, saccadée, semée d’interruptions à chaque mouvementinusité des deux amants, cette étrange odyssée de sa femme àtravers les cimetières de France et d’Allemagne.

– Décidément, fit le comte avec douleur, je me repensamèrement, monsieur le baron, de mes sottes plaisanteries. Ellesvous ont frappé l’esprit à ce point que vous rêvez toutéveillé.

M. de Nossac regarda le comte. La figure de ce dernierexprimait une pitié profonde, une commisération si bien sentiequ’on ne pouvait la mettre en doute.

– Tenez, dit-il, il faut que je vous convainque.

– Voyons ?

– Savez-vous où va Gretchen chaque jour ?

– Chez le curé du village.

– En êtes-vous sûr ?

– Très sûr.

– Vous voyez bien que je n’ai pas rêvé, que j’ai bienréellement vu et entendu, car ni vos fils ni vous ne m’avez donnéces détails, et cependant je le savais. Vous lui donnez un cheval,n’est-ce pas ?

– Oui, dit le comte étonné.

– Et elle est venue d’Heidelberg ici à pied etmendiant ?

– Oui, comment le savez-vous ?

– Et, continua le baron en s’animant, je sais bien d’autreschoses encore ; par exemple, vous étiez au coin du feu quandelle est arrivée. Hermann s’est troublé, et vous lui avezdemandé :

« N’êtes-vous point effrayée du rôle que vous allezjouer ? »

– Ma foi ! s’écria le châtelain de Holdengrasburg,vous êtes décidément sorcier, et je finirai par croire à vosvampires.

Pendant qu’ils causaient, le jour avait grandi, et l’aurorefrangeait vaguement de pourpre et d’opale les sommets indécis etbleuâtres des montagnes voisines.

– Tenez, dit M. de Nossac se penchant à lacroisée et y entraînant le comte, voyez !

On venait d’amener un cheval à Gretchen, et Gretchen étaitmontée dessus aidée du genou d’Hermann, après avoir donné un longbaiser à son amant.

– Eh bien ! demanda le comte, que voyez-vous donc làd’extraordinaire ?

– Vous n’y voyez donc rien, vous ?

– Ma foi ! non, c’est Gretchen qui monte à cheval etqui s’en va. Que voulez-vous ? Cette femme est fière comme unevraie bohémienne qu’elle est. Hermann l’avait abandonnée, elle l’asuivi parce qu’elle l’aimait ; mais elle ne veut pas manger deson pain.

– Et elle va chez le curé ?

– Mais certainement.

– Eh bien ! moi, je vous dis qu’elle va aucimetière.

– Quelle folie !

– Voulez-vous la suivre avec moi ?

– Hélas, dit le comte, je le voudrais bien, mon cher baron,ne fût-ce que pour vous convaincre de votre folie, mais vousoubliez que je ne le puis.

– Pourquoi cela ?

– Parce que je suis, pour la contrée, le terrible veneurnoir, et que si un paysan me rencontrait aux portes du village, ilne manquerait pas de dire qu’il a vu le veneur noir sans en mourir,ce qui ferait un grand tort à ma réputation.

– Eh bien ! j’irai seul.

– Vous êtes libre, mais c’est folie.

Le baron acheva de se vêtir à la hâte, puis, sans vouloirécouter son hôte qui s’escrimait à lui prouver qu’il était fou, ils’élança hors de la chambre, descendit l’escalier, et, l’épée à lamain, il sortit du château, et s’engagea en courant dans le sentierque venait de prendre Gretchen, au petit trot de son cheval.

La trépassée cheminait entre deux haies fleuries, au pas, etsemblait aspirer avec délices les arômes champêtres dont l’airétait imprégné. Le baron marchait derrière elle, frissonnant malgrélui, et n’osant l’atteindre, bien que cela lui eût été facile.

Tout à coup la trépassée, qui paraissait rêver avec mélancolie,leva les yeux, et interrogea le ciel oriental.

Des flots de pourpre avaient succédé aux teintes iriséesd’opale, et le soleil était proche.

Elle sembla le comprendre ; et elle pressa l’allure de soncheval, qui prit le trot. Pour ne la point perdre de vue, le baronfut contraint de courir. En dix minutes, Gretchen à cheval et lui àpied eurent atteint le village.

En dehors du village, il y avait une enceinte de cent mètrescarrés, clôturée d’une haie vive tout en fleurs, plantée çà et làd’un bouquet de cyprès et parsemée de croix noires ou blanches, laplupart sans inscriptions. C’était le cimetière du village.

La porte en était entrebâillée, ou plutôt elle n’avait point étéfermée durant la nuit. Le champ du repos était ouvert à tout lemonde. Gretchen s’arrêta à cette porte, et descendit de cheval avecsa lente raideur, puis elle interrogea de nouveau le ciel, qui seteignait de plus en plus des lueurs annonciatrices du soleil, et lebaron, qui était derrière elle, l’entendit murmurer avec une joied’enfant :

« Oh ! j’aurai le temps de cueillir des fleurs…j’aurai le temps ! »

Elle lâcha le cheval, qui, tout accoutumé sans doute à pareilleliberté, gagna au petit galop l’endroit de la prairie où l’herbeétait la plus douce et la plus appétissante ; puis à son tour,elle s’approcha d’un petit ruisseau qui coulait en babillant sousle gazon, se mit péniblement à genoux, et cueillit une poignée devergissmeinnicht et de liserons bleus ; ensuite elles’approcha de la haie, et y prit un rameau d’aubépine.

Un jet de lumière glissa soudain sur la cime d’un roc voisin, etl’extrémité opposée de la vallée refléta le premier rayon dusoleil. La trépassée poussa un cri, entra précipitamment dans lecimetière, s’enfuit jusqu’à un petit bouquet de sapins où elledisparut une minute, puis reparut aussitôt drapée des pieds à latête dans un suaire blanc, le sien sans doute, qu’elle cachaitsoigneusement chaque soir avant d’aller au château.

M. de Nossac était demeuré sur le seuil du cimetière,immobile, la sueur au front. Il la vit sortir, ainsi vêtue, sediriger vers une fosse récemment creusée et se coucher tout de sonlong. Il sentit ses genoux se dérober sous lui ; mais soudaince doute qui l’avait assailli tant de fois et qui le portait sisouvent à croire qu’on le mystifiait, ce doute s’empara de lui unefois encore, et il s’écria :

« Cordieu ! je veux en avoir le cœurnet ! »

Et il s’élança vers la fosse, et s’arrêta tout à coup… La morteétait immobile, au fond de la tombe, enveloppée dans son linceul,tenant ses fleurs dans sa main crispée. Aucun souffle ne soulevaitsa poitrine, aucun mouvement n’indiquait que tout à l’heure encoreelle marchait… la mort l’avait reprise… elle dormait jusqu’ausoir.

Le baron se baissa pour prendre un coin du suaire et lesoulever, mais soudain la terreur s’empara de lui, et il allas’appuyer défaillant et pâle, à un cyprès voisin…

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