La Baronne trépassée

Chapitre 3

 

Le marquis eut un geste de profond étonnement.

– Tu donnes à souper ? fit-il.

– Mais oui.

– Et à qui ?

– Mais, dit le baron, à une société choisie, nombreusemême, à nos vieux amis des soupers du régent et à ces demoisellesde l’Opéra.

– Ici ?

– Mais sans doute.

– Je ne vois cependant aucun préparatif…

– Viens toujours, dit le baron, tu verras.

Et il poussa une porte, prit la main de Simiane et le conduisitpar un obscur corridor jusqu’à une autre porte qu’il ouvritaussitôt, et d’où jaillit un flot de lumière. Le marquis regarda etpoussa un cri d’étonnement.

La salle était tendue de draperies noires semées de larmesd’argent. Au milieu, une table somptueusement servie était dressée.Aux quatre coins de la salle, des squelettes parfaitement immobilestenaient un flambeau à la main.

C’étaient les candélabres du lieu, et le lieu rappelait lafunèbre salle à manger du château de Holdengrasburg. Le cercueilseul y manquait.

M. de Simiane était atterré.

– J’ai vu une décoration semblable en Allemagne, dittranquillement le baron, et elle m’a plu si fort que je l’ai imitéeici. Es-tu monté par le grand escalier ?

– Non.

– Il est tendu pareillement.

– Quelle folie !

Le baron alla vers une croisée et l’ouvrit.

– Mes convives sont en retard, il me semble,murmura-t-il.

– En effet, la rue est déserte !

– Eh bien ! reprit le baron, en les attendant, je vaiste conter cette triste histoire qui me fait mourir…

M. de Nossac indiqua un siège au marquis et s’assitlui-même avec le laisser-aller de la faiblesse et dudécouragement.

– Mon cher ami, dit-il languissamment au marquis, je n’aipas huit jours à vivre…

– Quelle plaisanterie !

– Ne me trouves-tu pas bien pâle ?

– En effet.

– Je ne dors plus.

– Et pourquoi ?

– Parce que cela m’est impossible. Je me souviens d’unecertaine histoire que mon oncle l’évêque de Marmande me contait, etqui était celle d’un missionnaire que les Cochinchinois avaientfait mourir en le privant du sommeil.

Le marquis jeta un regard étonné au baron :

– Et qui t’empêche de dormir ?

– Un fantôme.

Le marquis tressaillit :

– Tu as toujours l’imagination frappée.

– Du tout. Je vois bien réellement toutes les nuits unfantôme.

– Je gage que c’est celui de ta femme ?

– Oui, dit tristement le baron.

Le marquis éclata de rire.

– Toujours la même histoire, murmura-t-il.

– Tu railles, et tu as tort… C’est vrai…

– Qui te dit que ce n’est point Gretchen ?

– Gretchen ? fit le baron en tressaillant… Non,Gretchen n’est pas ici… ce n’est pas Gretchen.

– Mais enfin, demanda le marquis, comment ce fantôme semanifeste-t-il à toi ? Comment t’empêche-t-il dedormir ?

– Ah ! murmura le baron avec accablement ; c’estlà précisément ce que je voulais te dire. Le fantôme habite machambre à coucher, et il m’éveille quand je m’endors.

– Tu crois donc aux fantômes ?

– Puisque je les vois !

Le marquis secoua la tête.

– Tu es en démence, lui dit-il.

Le baron sourit de son rire triste, et continua :

– La première fois que j’ai couché dans cet hôtel depuismon retour de Bretagne, j’ai été pris d’une angoisse inexprimable,d’une sorte de terreur superstitieuse dont il m’a été impossible deme défaire. Je revoyais ma femme partout : dans la salle debal, dans les corridors, dans les escaliers, dans cette chambrenuptiale où je l’abandonnai si fatalement pour suivre cetteduchesse maudite dont ma parole m’avait fait esclave… J’euscependant assez d’empire sur moi-même pour me faire une raison etme dire que le trépas est une chose irréparable et que les regretséternels sont impossibles. Nous avions couru trois jours en chaisede poste, j’étais moulu de fatigue, je me mis au lit de bonne heureet m’endormis profondément. Au milieu de la nuit, un bruitmonotone, lent, un peu saccadé, m’éveilla. J’ouvris péniblement lesyeux et je crus voir quelque chose de blanc qui se promenait àl’extrémité opposée de ma chambre, traînant les pieds sur leparquet avec une sorte de cadence. Je me levai à demi,j’appelai ; la forme blanche continua à se promener de long enlarge, puis, un rayon de la lune tombant tout à coup sur elle, jevis un visage pâle, inondé de cheveux noirs tombant jusqu’à terre –un visage pâle et triste, qui avait un navrant sourire, un œilcreux et enflammé… Je reconnus cette pauvre Hélène Borelli, qui nefut jamais que de nom Mme de Nossac.

– Tu rêvais, mon ami.

– Je le crus. Le délire me prit. Je me rendormis sousl’oppression d’un cauchemar et, quand le grand jour vintm’éveiller, le fantôme avait disparu. Je crus avoir rêvé. Lajournée s’écoula pour moi en préoccupations diverses. J’allai voirle roi à Versailles, je renouai avec mes relations, je me ménageailes moyens de m’étourdir. Le soir vint : j’étais aussi briséque la veille, je m’endormis aussi promptement. À minuit, je fuséveillé par le même bruit que la veille, j’aperçus la même formeblanche et, les dents serrées, l’œil hagard, la poitrine oppressée,je la regardai se promener, n’osant ni ne pouvant remuer moi-même,paralysé par la terreur et essayant vainement de fermer les yeux.Le fantôme se promena jusqu’à quatre heures du matin. Au moment oùun premier rayon du jour filtrait, indécis, à travers les rideauxet les persiennes, je le vis s’éloigner, comme si les murs eussentreculé devant lui, puis tout à coup disparaître, sans qu’il me fûtpossible de savoir comment et par où il s’en était allé.

– C’est bizarre ! murmura le marquis.

– La nuit suivante, même apparition.

– Encore !

– Toujours. Cela se renouvelle chaque nuit, à minuit, pourfinir à quatre heures du matin. L’angoisse me tient éveillé jusqu’àminuit ; de minuit à quatre heures, la terreur m’empêche defermer l’œil…

– En sorte que tu ne dors jamais ?

– Si, mais d’un sommeil fiévreux, cauchemardé, aussifatigant que la veille elle-même.

– Et tu ne songes pas, tu ne peux pas te lever et chasserle fantôme !

– Non, car il m’aime…

L’accent du baron était navré.

– Il t’aime ?

– Oui. Souvent, dans sa promenade, il passe près de monlit, et alors il me regarde avec une expression d’amour et detristesse qui me fait mal.

– Te parle-t-il ?

– Jamais.

– N’as-tu jamais essayé de laisser ta lampeallumée ?

– Oui, sans doute.

– Eh bien ?

– À un moment donné, et sans que je puisse m’expliquercomment, elle s’éteint.

– Ceci est trop fort, murmura le marquis ; tu esvictime d’une mystification.

M. de Nossac secoua la tête.

– C’est bien ma femme, dit-il.

– Ou peut-être Gretchen ?

– Non ; car Gretchen, c’était ma femme.

– Bon ! te voilà fou plus que jamais.

– Je ne t’oblige point à me croire, mais je sais bien querien n’est plus vrai, que je ne suis pas fou.

– Alors, c’est peut-être la créole.

Le baron tressaillit et passa la main sur son front.

– La créole ? dit-il. La créole, c’était ma femme.

– Encore ?

– Ma femme morte, qui revenait en Allemagne sous le nom deGretchen ; en Bretagne, sous celui de marquise de Bidan :ici, sous son propre nom pour se venger, mon ami, pour se venger demoi.

– Peut-être n’est-elle point morte.

Le baron poussa un cri :

– Oh ! quelle idée !

Et il rêva une minute.

– Folie ! reprit-il. Je l’ai vue morte dans son lit,je l’ai retrouvée rongée des vers dans son cercueil…

Le marquis fronçait le sourcil.

– À quel jour du mois sommes-nous arrivés ?demanda-t-il.

– Au 12 mars.

« Fatalité ! murmura à part luiM. de Simiane, je ne serai libre et dégagé de ma paroleque demain. Je ne puis parler… S’il mourait avant ! »

– À quoi songes-tu ? fit le baron.

– Je me dis que c’est une mystification.

– Tu ne crois donc pas aux morts ?

– Très peu, et beaucoup aux vivants.

– Vois-tu, continua M. de Nossac, il y a six moisque je ne dors plus, et chaque jour je m’éveille plus faible, plusbrisé, plus près de ma tombe.

Il y avait dans la voix du baron un tel accent de vérité, deconviction désespérée, que M. de Simiane en tressaillitprofondément et, vivement impressionné, murmura à partlui :

« Tant pis ! je manquerai à ma parole, mais jel’empêcherai de mourir : je dirai tout. »

Et, après une minute d’hésitation, il reprit :

– Veux-tu que je te donne un conseil ?

– Parle…

– Si cette nuit, le fantôme paraît…

– Il ne viendra pas cette nuit, puisque je ne suis pascouché et que je ne me coucherai qu’au jour.

– Eh bien ! alors la nuit prochaine.

– Soit. Que ferai-je ?

– S’il vient, tu sauteras à bas de ton lit, tu le prendraspar le bras et lui diras…

Le marquis s’arrêta frémissant.

Il venait de jeter les yeux dans une immense glace de Venise, etdans cette glace il avait aperçu une tête pâle qui le regardaitd’un œil sévère, un doigt placé sur la bouche, comme pour luiimposer silence.

– Je lui dirai ? fit le baron.

– Eh bien, reprit le marquis déconcerté, tu le prieras des’en aller et de te laisser dormir.

M. de Nossac haussa les épaules et ne réponditpas.

– Voici mes convives, dit-il. Nous allons joyeusementsouper.

– Tu ne me parais pas si joyeux, cependant.

– Ah ! voilà, murmura le baron avec un sourire navré,ma vie est double. La nuit, je meurs ; le jour, je me grise deplaisirs.

Le baron n’eut pas le temps d’achever ; la porte s’ouvritet les convives entrèrent.

 

Un cri de stupéfaction mêlé d’effroi leur échappa à la vue desfunèbres décorations de la salle ; les femmes s’évanouirent àdemi, les hommes éclatèrent de rire et trouvèrent la plaisanteriecharmante. Tout était charmant de la part du baron.

Le marquis regarda alors M. de Nossac.

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