La Baronne trépassée

IV.

Le souper et le bal qui suivirent la cérémonie nuptiale furentsplendides.

La mort du régent n’était point divulguée encore, et le beaumonde était venu voir le baron de Nossac s’encanailler. Mais lacuriosité universelle fut déçue ; personne, excepté lestémoins et les assistants de la messe de mariage, ne vit lanouvelle épouse. Elle avait refusé d’assister à la fête et s’étaitretirée chez elle.

La jeune baronne de Nossac était assise auprès de son feu, latête mollement renversée en arrière, et dans cette attitudesérieuse et mélancolique de l’attente quand elle est tempérée parune vague frayeur.

La jeune baronne avait une larme dans les yeux. L’aimerait-illongtemps ?

Elle ne doutait pas, la pauvre enfant, de la sincérité de sespromesses ; mais promettre et tenir…

C’est pour songer à tout cela qu’Hélène de Nossac avait vouluêtre seule quelques heures encore ; c’est pour cela que,tandis que le bal retentissait aux étages inférieurs, elle s’étaitréfugiée jusqu’à sa chambre de jeune fille, pour y pleurer et rêverà son aise…

Au moment où deux heures sonnaient, le baron entra.

À sa vue, Hélène se troubla bien fort et cacha sa tête dans sesmains.

Le baron alla à elle, la prit dans ses bras et mit un baiser surson front. Mais tout aussitôt, on gratta doucement à la porte.

– Oh ! oh ! fit le baron ;qu’est-ce ?

C’était un laquais qui le cherchait dans tout l’hôtel et venaitle poursuivre jusque dans la chambre nuptiale.

– Monsieur le baron, lui dit-il, il y a un carrosse arrêtéà la porte de l’hôtel. Dans ce carrosse est un gentilhomme quidésire vous parler immédiatement.

– Son nom ?

– Je l’ignore ; mais c’est pour affaire pressée.

– Mon dieu ! fit la baronne avec effroi.

– Tranquillisez-vous, ma chère enfant, ditM. de Nossac, je reviens sur l’heure.

– Oh ! revenez vite…

– À l’instant, mon cher ange.

Le baron descendit, en se disant :

– C’est un de mes créanciers pressé de s’inscrire et quiveut assurer sa dette. Gredin !

Et il arriva à la porte de l’hôtel et vit le carrosse arrêté surla chaussée.

– Baron, dit une petite voix flûtée, quand il fut à laportière, j’ai appris votre mariage il y a vingt minutes.

Le baron tressaillit et darda un regard au fond du carrosse, oùil aperçut la duchesse d’A…, cavalièrement vêtue d’un pourpoint demousquetaire.

– Baron, continua la duchesse, vous m’avez promis ce matinmême de me donner vingt-quatre heures, à mon choix…

– Oui, madame, murmura le baron pâle et frémissant.

– Eh bien, cher, j’opte pour aujourd’hui.

– Mais, madame… cela ne se peut.

– Pourquoi cela ?

– Parce que… parce que… balbutia le baron, ma femmem’attend…

– Eh bien, vous la retrouverez demain.

– Mais, c’est ma nuit de noces…

– Vous la passerez chez moi. Ça, baron, montez ici près,mettez-vous là.

– Madame, s’écria le baron, par grâce !

– Vous en avez bien peu, vous, de venir me parler de votrefemme. En route, mon bel ami, j’ai votre parole.

– Mais au moins faut-il que j’aille prendre monépée ?

– Inutile ; en voici une.

– Mon chapeau ?

– Inutile encore, nous allons chez vous.

– Chez moi !

– Sans doute. Rappelez-vous votre serment : Jevous promets de vous suivre partout où vous le voudrez.

– Mais on le saura ?

– Et vous n’en serez pas déshonoré, mon cher. Je suis assezbelle encore pour qu’on m’avoue sans honte.

Le baron, lié par sa parole, monta en jurant et maugréant dansle carrosse, qui s’éloigna aussitôt.

– Quelle nuit de noces ! murmura-t-il.

– Ce qui doit vous consoler, répondit en ricanant laduchesse, c’est que votre femme n’en passera pas une meilleure… àmoins que Simiane…

– Madame ! s’exclama le baron avec colère, je vous aidonné ma parole de vous appartenir corps et âme pendantvingt-quatre heures ; je tiens ma parole ; mais jen’entends pas vous donner le droit de m’insulter. L’honneur de mafemme est le mien !

 

– Baron, s’écria la duchesse, il est midi :voudriez-vous sonner vos gens et me faire servir àdéjeuner ?

Le baron était assis, pâle et blême, dans un coin de la chambre,sa tête dans ses mains et le front chargé d’un nuage de colèreconcentrée.

Il se leva lentement et, comme un automate dont les ressortssont distendus, s’approcha d’un gland de soie qui pendait le longde la glace de Venise placée au-dessus de la cheminée, et le tiraviolemment.

– Tenez, continua la duchesse, voici la clé de votreappartement que j’avais prudemment retirée, de peur que lafantaisie ne vous prît de vous esquiver.

– Madame, fit le baron avec colère, ai-je jamais manqué àma parole ?

La duchesse ne daigna point répondre à cette exclamation, maiselle ajouta avec sa raillerie habituelle :

– Vous demanderez ensuite votre carrosse.

– Pour quoi faire, madame ?

– Mais, pour sortir, ce me semble. J’ai une migraineaffreuse. Voyons, ajouta la duchesse avec une feinte compassion.Quelle heure est-il ?

– Midi, madame.

– Quelle heure avions-nous hier soir quand je vous aiemmené ?

– Deux heures et demie, madame.

– Vous êtes mon esclave pour vingt-quatre heures, baron.Comptez… Neuf et demi et quatorze et demi font vingt-quatre :c’est donc quatorze heures et demie que vous me redevez.

– Et vous ne me ferez pas grâce du reste ?

– Pas d’une seconde, cher.

– Mais c’est une barbarie sans nom ! madame.

– Fi ! monsieur. Est-ce donc un supplice que de metenir compagnie ?

– Non, sans doute, ricana M. de Nossac ;mais j’ai une femme… une femme qui m’attend…

– Et qui doit être en proie à une cruelle angoisse,n’est-ce pas ? Soyez tranquille, baron, nous allons prendresoin de la rassurer. Tenez, j’aperçois là-bas, sur ce guéridon, dupapier et de l’encre… Approchez le guéridon, baron.

– Que voulez-vous faire, madame ?

– Approchez toujours… Bien… Asseyez-vous, maintenant… Voussentez bien que ce n’est pas moi qui écrirai àMme de Nossac.

Et un rire fin et moqueur glissa sur les lèvres roses de laduchesse. M. de Nossac prit une plume et écrivit ces deuxlignes :

Mon cher ange,

Le régent est mort la nuit dernière. M. de Bourbonest Premier Ministre, et je vous écris de la Bastille…

La duchesse allongea vivement ses doigts effilés vers la lettre,s’en saisit et la lut.

– Dieu ! s’écria-t-elle avec un éclat de rire, le jolimensonge ! Vous mentez donc, mon pauvre cher ?

– Mais, balbutia le baron, que voulez-vous donc que je disepour excuser…

– Mais la vérité, baron.

– Impossible !

– Vous êtes un niais. Croyez-vous que je vous aie enlevécette nuit pour que, dès ce soir, vous roucouliez aux pieds devotre femme, parfaitement convaincue que vous êtes allé à laBastille !

– Mais que voulez-vous faire ?

– Presque rien. Dicter votre lettre.

– Oh ! Je n’y consentirai jamais.

– Baron, mon cher, vous oubliez une chose importante.

– Laquelle ?

– C’est que vous êtes mon esclave jusqu’à demain matin.

– Eh bien ?

– Eh bien, vous devez avoir pour moi une obéissance absolueet passive. Écrivez, baron ; j’ai votre parole.

Le baron rugit de colère, mais il prit la plume, une autrefeuille de papier et murmura :

– J’attends, madame…

– Écrivez, dit la duchesse.

Ma belle amie,

J’avais promis, avant mon mariage, à une duchesse que je nenomme pas, vingt-quatre heures d’esclavage. Je tiens toujours maparole et je l’ai tenue hier. Je vous écris de chez moi, au momentde déjeuner avec ma belle geôlière. Mon majordome a fait frapper lechampagne et chauffer un peu le bordeaux. Le menu est délicat. Noussortirons en carrosse dans la journée, et demain, dès le point dujour, je vous reviendrai, belle amie, un peu pâle peut-être, un peulassé de ma dernière folie de garçon, mais résigné d’avance àbientôt acquérir ce teint fleuri et ce merveilleux embonpoint quifut et sera toujours l’apanage des maris.

Je vous baise les mains.

– Et vous allez envoyer cette lettre !s’écria le baron, pâle de stupeur et de colère.

– Sans doute.

– Mais vous ne songez pas aux conséquences fatales qu’elleaura ?

– J’essaie, baron.

– C’est mon bonheur conjugal brisé à jamais !

– D’accord. Pour moi, c’est la satisfaction d’un caprice.Quand on est belle et un peu duchesse, cher, on a le droit d’avoirdes caprices coûteux.

Le baron regarda fixement son ancienne maîtresse. Il vit sonregard froid et hautain, dans lequel brillait une haineimplacable ; il comprit que cette femme, qui l’aimait laveille et qu’il avait froissée dans son amour, serait impitoyable,et il se résigna à subir son supplice jusqu’au bout.

On gratta à la porte presque aussitôt.

Nossac alla ouvrir.

– Monsieur le baron est servi, dit un laquais.

– Baron, lui dit la duchesse, allez donner un coup d’œil defin soupeur au menu de votre majordome, et veuillez m’envoyer mescaméristes, qui doivent être arrivées ici. Je vais me fairehabiller.

Dix minutes après, Mme la duchesse d’A… etM. le baron de Nossac étaient à table.

La duchesse suça une aile de perdrix, croqua par-ci par-là unmorceau délicat, trempa ses lèvres dans le meilleur cru d’Aï, etégrena du bout de son ongle rose une grenade confite au caramel, etun atome de plumpudding, mets récemment arrivésd’outre-Manche sur les nappes de la cour et de la ville. Puis,quand ce fut fait, elle se leva et dit au baron :

– Faites mettre vos chevaux.

Le baron donna des ordres.

– Maintenant, continua-t-elle, veuillez passer dans votreboudoir et y revêtir un costume complet que votre valet de chambrea préparé d’après mes ordres. Je vais de mon côté, à l’aide de mesfemmes, modifier ma toilette.

Le baron savait désormais qu’il était bien réellementesclave ; aussi n’essaya-t-il nullement de commenter lesétranges volontés de son impérieuse maîtresse. Il se livra auxmains de son valet de chambre, qui le revêtit d’un galant habit desimple garde-française, puis il rejoignit la duchesse, qu’il trouvavêtue en cantinière.

Le soldat et la cantinière formaient un couple ravissant.

– Où me conduisez-vous, madame ? demanda le baron duton dont il eût demandé : de quel supplice vais-jemourir ?

– Aux Porcherons, mon bel ami.

– En carrosse ?

– Pour sortir de Paris seulement. Après, nous nous en ironsà petits pas, à travers champs, au bras l’un de l’autre, comme unvrai garde-française et une cantinière au naturel.

– Et, fit Nossac, dont la voix irritée tremblait dans sagorge, que ferons-nous aux Porcherons ?

– Ce qu’on y fait, baron. Nous nous y amuserons. Nousdînerons sous une tonnelle de cabaret ; nous boirons d’unaffreux vin couleur indigo, et nous mangerons une cuisine sans nom,qui vous fera regretter un peu la table future de M. lefermier des gabelles Borelli, votre beau-père.

Le baron se mordit les lèvres.

– Allons, duchesse, dit-il en lui offrant le bras, venez…j’ai hâte de partir.

– Craignez-vous que Mme de Nossac nevienne vous chercher ?

Le baron n’y avait point songé ; mais cette pensée le fitfrémir.

– Rassurez-vous, cher, lui dit l’implacable duchesse ;si elle vient, elle aura beau faire, je ne vous céderai pas.

Ils montèrent en carrosse, sortirent de Paris au galop, puis,arrivés à peu près dans cet endroit où s’élève de nos jours le murd’enceinte qui sépare Paris des Batignolles, ils renvoyèrentcarrosse et laquais et s’en allèrent à pied, sous le bras l’un del’autre, à travers champs, comme un vrai garde-française et unecantinière au naturel, ainsi que l’avait dit la duchesseelle-même.

Aux Porcherons, le baron de Nossac trouva nombreuse compagnie,et son déguisement jeta un lustre de plus sur son équipée. Il futavéré que M. Borelli était un homme parfaitement joué etroulé, et que Mme de Nossac n’aurait de sonmari que le nom… et les créanciers.

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