La Baronne trépassée

Chapitre 13

 

M. de Nossac sentit sa colère s’en aller et se fondre auxdoux regards de la jeune fille, ainsi qu’un ouragan s’apaise etéteint ses hurlements aux premiers baisers d’un rayon de soleil quifiltre pâle et indécis au travers des nuages.

Il la regarda, muet, presque confus de l’acte d’emportementqu’il venait de commettre, puis il dévisagea Wilhem.

Wilhem ressemblait à Samuel d’une façon si surprenante, qu’ileût été impossible de les distinguer d’une manière nette etprécise ; ils avaient tous deux même sourire grave etmélancolique perlé d’une nuance d’ironie ; ils avaient l’un etl’autre les grands yeux bleus de Roschen, et Roschen leurressemblait aussi d’une façon frappante. Seulement, elle avait lestraits plus fins encore, plus délicats, plus doux que sesfrères.

De Wilhem et Samuel, le regard du baron se reporta aux troisautres veneurs.

Leurs figures étaient franches, souriantes, pleines de cettebonhomie courtoise qui paralyse l’irritation la plus grande.

M. de Nossac eut regret et honte de sa folle colère,et il fit un pas vers le comte de Holdengrasburg :

– Mon cher hôte, lui dit-il cordialement, puisque vous êtesconvaincu par vous-même de mon courage personnel, vous ne verrez,je l’espère, aucune couardise dans les excuses que je vous pried’accepter pour ma sotte susceptibilité. Vos plaisanteries ont étédures peut-être, mais j’en ai assez honorablement triomphé pourn’exiger aucune réparation.

– À la bonne heure ! s’écria le comte gaiement ;vous êtes le type accompli du gentilhomme français : brave etspirituel.

– Et si je regrette une chose dans votre métamorphose,c’est que le but dans lequel le veneur noir m’avait amené chez luisoit complètement changé.

La voix du baron s’altéra légèrement.

– Que voulez-vous dire ? demanda le comte.

– Que le fils du diable m’avait mis au défi en me proposantd’épouser sa fille, mais que le comte de Holdengrasburg n’a plusaucun motif sans doute, le terrible et l’effrayant d’une allianceavec le diable étant écartés, pour me faire la mêmeproposition.

Et M. de Nossac jeta un regard triste à Roschen. Maisle comte tendit expansivement la main au baron, ets’écria :

– Vous êtes plus que brave et spirituel, vous êtes encoredoué d’une exquise délicatesse, monsieur le baron de Nossac ;nous sommes d’assez vieille noblesse, riches et loyaux ; nousrecherchons l’honneur de votre alliance : nousrefuserez-vous ?

M. de Nossac ne répondit pas, et regarda Roschen d’unair suppliant.

« Acceptez ! » sembla-t-elle lui dire d’un signeimperceptible, tandis que l’incarnat de la pudeur montait à sonfront.

– Monsieur le comte, dit alors solennellementM. de Nossac, je vous supplie de m’accorder la main demademoiselle Roschen, votre fille.

– Je vous l’accorde, baron, et tout l’honneur de cettealliance est pour ma maison.

Ces paroles prononcées, le comte prit la main de Roschen, laplaça dans celle de Nossac, et ajouta :

– Ne changeons rien à ce qui était convenu avec le fils deSatan : vous êtes fiancés ; nous célébrerons le mariagedans huit jours.

La satisfaction de M. de Nossac, le tressaillement debonheur qui montait de son cœur à sa tête étaient tels en cemoment, que la fantasmagorie de la veille et les bizarresévénements dont il n’avait encore qu’imparfaitement le secrets’effacèrent de son esprit. Il se crut bien réellement chez un bongentilhomme de Bohême, ouvert et brave homme, qui ne demandait pasmieux que de se débarrasser de sa fille et de ses millions enfaveur de quelqu’un de présentable.

– Maintenant, fit le comte en riant, si vous le jugez bon,nous descendrons dans le parc, où le déjeuner est servi sous unetonnelle de chèvrefeuille et de lilas. Donnez la main à votrefiancée, baron.

Samuel et William ouvrirent la marche, appuyés l’un sur l’autre,avec une affectueuse nonchalance toute féminine qui trahissait chezeux cette tendresse mystérieuse qu’ont entre eux les jumeaux. Lecomte prit le bras de son fils Hermann, et Conrad ferma lamarche.

Le baron tombait de surprise en ébahissement à chaque pas. Lechâteau, si morne, si lugubre la veille, avait un air riant etguilleret, comme ces vieillards rajeunis par un nouveau mariage,qui s’épanouissent et font la roue au bras de leur jeune femme. Laverte prairie qui le ceignait à demi et l’effleurait d’un baiser deverdure, semblait lui avoir envoyé la moitié de ses parfums et desa vive lumière.

Le comte conduisit son hôte dans le parc où, comme il l’avaitdit, la table était dressée sous une tonnelle.

C’était un déjeuner oriental dans toute sa luxueuse simplicité.Les corbeilles de fruits, les vases de fleurs, les confitures duharem, les vins d’Albanie, que les mahométans ne boivent qu’encachette, tout cela miroitait, étincelait, faisant un double appelaux nobles instincts du peintre par la richesse et le velouté descouleurs, et aux exquises appétences du gourmet par les parfumspénétrants qui s’en dégageaient.

En ce moment, le pas d’un cheval retentit derrière leberceau :

– Tiens ! dit Hermann, voici Gretchen de retour ;elle ne devait revenir que ce soir.

– Qu’est-ce que Gretchen ?

– Votre trépassée d’hier, baron.

Le cheval s’arrêta devant le berceau même, et une femme auxcheveux noirs, au front blanc et pur comme l’ivoire, sautalestement à terre. C’était une ravissante fille de vingt-cinq àvingt-six ans, à la lèvre rouge, à l’œil profond et noir, à ladémarche nonchalante et souple comme une allure de tigresse.

Elle entra, le sourire aux lèvres, dans le berceau de verdure,et salua le baron avec une respectueuse familiarité. À sa vue, lebaron poussa un cri terrible, un cri d’effroi, que n’avaient pu luiarracher ni les prodiges du veneur noir, ni cette morte sortant ducercueil, ni toutes ces vertigineuses terreurs auxquelles il avaitété en proie durant quarante-huit heures, un cri de douleur etd’angoisse qui le fit pirouetter sur son siège, tomber à larenverse, et murmurer d’une voix éteinte et étranglée :

– Ma femme ! C’est ma femme !

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