La Baronne trépassée

Chapitre 5

 

Malgré la réputation d’excentricité du baron, ses convives nepurent maîtriser un mouvement d’étonnement.

– Comment ! s’écria-t-on à la ronde, il choisit lafemme masquée !

– Pourquoi pas !

– Si elle était laide ?

Un regard plus étincelant que l’éclair jaillit du masque del’inconnue, tandis qu’elle haussait les épaules et laissait bruireun rire sec et moqueur à travers ses dents blanches.

– Avec un regard et des dents pareils, murmuraphilosophiquement le baron, une femme n’est jamais laide.

– Bien dit, baron, répondit le domino. À quand la signaturede notre contrat ?

– Mais, fit le baron, dès demain.

– Il n’est que temps, ajouta Simiane.

– Seulement, objecta M. de Nossac, comme il estbon de faire au moins connaissance, je vous demande une grâce,madame.

– Parlez, baron.

– Vous m’accorderez après souper une heure detête-à-tête.

– Soit, baron.

– En ce cas, achevons de souper.

La fin du souper fut joyeuse, pétillante d’esprit, étincelantede saillies.

Cette foule joyeuse s’écoula ensuite en tumulte par lesescaliers et les corridors, laissant après elle des éclats de rire,des manchettes tachées de vin, des parfums éventés et des fleursflétries.

Alors le baron offrit sa main au domino et lui dit d’une voixtriste et grave qui contrastait singulièrement avec la facticegaieté de la nuit :

– Venez, madame.

La pièce où le baron conduisit le domino était une vaste salletendue de velours bleu, meublée en vieux chêne, avec de grands etlourds candélabres dorés, des glaces de Venise de la plus hautedimension, et un épais tapis sorti des manufactures des Gobelinsreprésentant une scène des Aventures de Télémaque.

Cette pièce était sévère sans être froide ; le cœur n’yétait point serré ; on y respirait même à l’aise, mais l’âmene s’y dilatait point.

Un poète y pouvait trouver matière à rêverie ; un amant ydevait frissonner.

Le domino fut saisi sans doute de cette pensée, car il dit aubaron :

– Cette salle est bien triste.

– Vous trouvez ?

– Oui… pour un entretien… d’amour.

Le baron fronça le sourcil.

– Qui vous dit, murmura-t-il, que je vous veuille parlerd’amour ?

Le domino tressaillit.

– Oh ! fit-il ému.

Mais le baron réfléchit, car il lui reprit la main, le conduisitsilencieusement à l’extrémité du salon, poussa une porte, etl’introduisit dans un petit boudoir blanc et or, empli d’une moiteatmosphère chargée de parfums délicats, ajouré par la clarté mated’une lampe vénitienne aux verres multicolores.

Le baron fit asseoir le domino sur les coussins du sofa, puis,au lieu de se placer près de lui, il s’adossa au chambranle de lacheminée, appuya sa tête à la pendule rocaille, posa le bout de sonpied sur les tritons de cuivre du foyer, et parut se recueillir unmoment.

Le domino l’examinait attentivement et se pelotonnait sur lesofa avec la coquette et souple nonchalance d’une jolie femme.

– Madame, dit enfin le baron, daignerez-vousm’écouter ?

Le domino entrouvrit paresseusement ses lèvres et en laissatomber un adorable :

– Sera-ce bien long ?

– Non, dit-il, deux mots seulement.

Le domino appuya son menton sur sa belle main et son coude surson genou.

– Je vous écoute, fit-il.

– Madame, poursuivit le baron, je suis fort richeaujourd’hui ; dans deux jours, si je ne vous épouse…

– Vous serez ruiné, n’est-ce pas ?

– Oui, fit le baron d’un signe ; je vous épouse donc,aux yeux du monde en général et de nos convives en particulier,pour conserver ma fortune. Je ne sais si vous êtes riche, denoblesse ou de bourgeoisie, de la cour ou de l’Opéra.

– Que vous importe !

– Absolument rien. Tenez-vous à être aimée ?

– Mais, fit le domino d’un ton railleur, pourquoipas ?

– C’est que la chose est impossible !

– En vérité ?

– J’aime ailleurs.

– Charmant ! En ce cas, baron, renonçons à notremariage.

– Quelle folie !

– Du tout. Je suis peut-être aussi riche que vous. Je veuxde l’amour, non de l’or.

Un amer sourire crispa les lèvres du baron.

– Croyez-vous que je puisse aimer ? murmura-t-il.

– J’ose l’espérer.

– Vous vous trompez cruellement, madame. Vous vous trompezencore en supposant que je vous épouse pour conserver mafortune.

– Bah !

– Les morts n’ont besoin de rien.

– Vous êtes donc mort ?

– Je le serai dans huit jours.

Le domino fit un geste d’étonnement, presque de terreur.

– Vous êtes fou ! murmura-t-il.

– Je l’ai été, je meurs raisonnable.

– Pourquoi et de quoi mourez-vous ?

– D’un mal sans remède.

– Quel est ce mal !

– J’aime une femme morte.

Un tressaillement plus visible encore s’empara du domino.

– Écoutez, poursuivit le baron ; je sens ma vie s’enaller : mon dernier souffle, ma dernière heureapprochent ; je meurs en riant, mon rire est empoisonné… Maisje vais vous confier mon secret ; vous seule le connaîtrez,vous seule peut-être donnerez une larme à ma tombe.

Le domino ne raillait plus, il écoutait.

– Tantôt, continua le baron, je ne songeais nullement àarracher ma fortune à des collatéraux avides et qui n’ont pour moique haine et mépris. Une pensée m’est venue, celle de semer un peude bonheur sur ma route, moi que le bonheur avait fui… J’ai offertma main à une inconnue, cette inconnue c’est vous : vous nerefuserez pas un regret à ma mémoire…

Le baron s’arrêta et parut attendre une réponse…

Le domino se taisait toujours.

M. de Nossac poursuivit :

– J’aime une morte depuis deux années ; cette morte,c’est ma femme.

Le domino haussa les épaules.

– En Allemagne, j’ai rencontré une jeune fille qui luiressemblait, et j’ai aimé cette jeune fille ; en Bretagne,j’ai trouvé une créole qui lui ressemblait également, et j’ai aimécette créole. Mais dans la jeune fille et la créole, je n’aimaisque ma femme.

– En vérité ! fit le domino d’un ton railleur.

– Sur l’honneur, madame.

– Savez-vous, baron, que votre femme a joué demalheur ?

– En quoi, madame ?

– En ce que vous ne l’avez aimée que morte.

Le baron poussa un cri sourd.

– Oh ! dit-il, c’est faux !

– Par exemple !

– Je l’aimai du jour où je la vis.

– Ce qui fit, baron, que le soir de vos noces vous allâtespasser la nuit aux bras d’une maîtresse. Voilà un singulieramour.

– D’où savez-vous cela, madame ?

– Mais je le sais, cela suffit.

M. de Nossac devint tout à coup triste etsolennel.

– Que penseriez-vous, madame, fit-il, d’un gentilhomme qui,donnant sa parole, foulerait cette parole aux pieds ?

– Je dirais que ce gentilhomme est un lâche !

Un éclair de joie brilla dans les yeux du baron.

– Eh bien ! dit-il, écoutez alors, écoutez !J’avais une maîtresse, j’étais ruiné ; le régent venait demourir. Je n’avais jamais vu la femme que je devais épouser, jel’épousais donc sans amour et pour me sauver de la misère. Mais ilfallait à tout prix me débarrasser de ma maîtresse, et j’eus lafaiblesse de lui faire un serment. Je lui promis, à partir du jourde mon mariage, une nuit à son choix…

Le domino se leva.

– Après ? fit-il vivement.

– Quand j’eus vu ma femme, je l’aimai. Hélas ! ilétait trop tard pour revenir sur mon serment. Le soir de mes noces,au moment où je venais de conduire ma femme à la chambre nuptiale,quand je touchais presque à un de ces bonheurs comme je n’enméritais plus, l’amour d’une vierge, un domestique se présenta, medit quelques mots à l’oreille, et je le suivis… Un carrosse était àla porte de l’hôtel : dans ce carrosse était ma maîtresse.Elle réclama l’exécution de ma promesse, et je fus contraintd’obéir. Oh ! quelle nuit infernale ! Ce que j’aisouffert de tortures sans nom, de regrets mortels, pendant cesquelques heures, est impossible à redire.

» Quand l’heure de ma délivrance sonna, je courus à l’hôtelBorelli ; ma femme était partie pour la Bretagne. Je montai enchaise de poste, et je courus après elle. En route, je fusrencontré par le nouvel amant de ma maîtresse. C’était un beaugarçon, amoureux et chevaleresque comme on l’est à vingt ans, il medonna un furieux coup d’épée, qui me coucha dans un lit d’aubergepour quinze jours. Quand je pus me remettre en route, quandj’arrivai chez ma femme, elle était morte !…

Le baron s’arrêta et couvrit de ses mains convulsives son front,où la sueur perlait en gouttelettes glacées. Le domino s’était peuà peu rapproché de lui. Tout à coup il lui prit la main, et lui ditd’une voix émue :

– Monsieur le baron, êtes-vous bien sûr que votre femmesoit morte ?

M. de Nossac tressaillit profondément.

– Oui, murmura-t-il ; j’ai vu son cadavre rongé devers.

– Vous vous êtes trompé, ce n’était pas elle.

Le baron recula.

– Qui vous l’a dit ? s’écria-t-il.

Le domino arracha son masque. Le baron poussa un cri, ets’appuya défaillant à la cheminée.

– Gretchen ! murmura-t-il.

– Non pas Gretchen, mais la créole… non point la créole,mais Hélène…

– Vous !

– La femme que vous avez vue était ma sœur de lait. Quant àmoi, je n’étais point morte, et je partis dans la nuit qui précédamon enterrement.

» Baron, continua le domino d’une voix étouffée, je me suiscrue offensée, j’ai voulu me venger… Pardon !

M. de Nossac, chancelant et pâle, prit sa femme dansses bras, et ne put proférer un mot, étranglé qu’il était parl’émotion.

– Le château de Holdengrasburg, poursuivit la baronne, lesveneurs noirs, le château de Kervégan, Hector, Roschen etYvonnette, tout cela n’était qu’une détestable et terrible comédieque j’avais combinée avec des flots d’or, de misérables étudiantsallemands que j’avais achetés corps et âmes, et qui m’ontservie…

– Mais, s’écria enfin le baron, Roschen ?

– Celle-là valait mieux que les autres… C’était une pauvrefille ignorante, qui joua son rôle par amour et qui en futvictime.

– Et… Yvonnette ?

– Yvonnette était la maîtresse de Samuel, qui se nommaitHector en Bretagne, comme Roschen était celle de Wilhem.

Le baron porta la main à son front.

– Je suis fou ! murmura-t-il.

– Non, dit la baronne en se jetant à ses pieds, vous n’êtespoint fou, et vous vivez, car je vous aime.

 

Ce fut une nuit délicieuse que celle qu’ils passèrent tous deux,les mains dans les mains, oubliant le reste du monde, laissant lesbougies s’éteindre et les premiers baisers de l’aube effleurer lespersiennes.

Au moment où le premier rayon de soleil pénétrait dans leboudoir, la porte s’ouvrit, et Simiane entra.

– Madame, dit-il froidement, vous m’avez demandé deuxannées de silence, les deux années sont expirées, je vaisparler.

– C’est inutile, dit la baronne ; il sait tout.

Le baron le regarda étonné.

– Que veux-tu dire ? demanda-t-il.

– Écoutez, reprit Mme de Nossac. Lapremière nuit qui suivit votre duel, vous aviez le délire et vousdormiez d’un sommeil pénible et entremêlé de rêves terribles ;je gagnai votre hôte à prix d’or, je pénétrai dans votre chambre,j’appuyai un pistolet sur votre front, et, emportée par la fureur,ivre de vengeance, je m’apprêtai à vous tuer. Un homme avait couruaprès vous. Cet homme parut sur le seuil, et poussa un cri. À cecri, j’hésitai ; une idée me traversa le cerveau, et je luidis : « La vie du baron m’appartient ; si vousfaites un pas, si vous appelez, je le tue ! » Et comme laterreur le clouait à sa place, je continuait : « Je vousaccorde sa vie à une condition.

» – Laquelle ? demanda-t-il.

» – Je veux me venger, poursuivis-je : pendantdeux années, vous m’obéirez aveuglément ; vous serez muet.

» – Et vous ne le tuerez pas ?

» – Non. Donnez-moi votre parole. » Il me ladonna, et devint mon complice pour vous sauver.

Le baron tendit la main à M. de Simiane.

– Tu t’es trompé, mon ami ; tu as cru me sauver…

– Eh bien ? firent-ils frémissants tous deux.

– Eh bien, toutes ces émotions m’ont brisé… jemeurs !

Un cri échappa à la baronne et au marquis.

M. de Nossac prit dans ses mains convulsives la têtepâlie de sa femme, y mit un baiser suprême, murmura un mot d’adieu,et se renversa brusquement en arrière.

– Il ne faut pas jouer avec l’imagination, fit-il d’unevoix éteinte ; la vie est dans le cerveau.

Et il mourut.

 

Longtemps après encore, les paysans du Léonais voyaient errerpar les soirées brumeuses et froides, sous les arbres dépouillés duparc ou dans les prés jaunis, une femme vêtue de noir, pâle, l’œilbrillant de folie, marchant d’un pas inégal et brusque, une sortede fantôme qu’on n’osait approcher et qui chantait, avec des éclatsde rire navrants, la légende du Veneur noir :

Le vieux châtelain, le sourcilfroncé,

Est encore assis, à minuitpassé,

Dans son grand fauteuilséculaire

Et si l’on demandait à l’un d’eux quelle était cette femme, ilrépondait avec terreur :

– C’est le fantôme de la Baronne trépassée.

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