La Baronne trépassée

Chapitre 5

 

Le baron dormit mal dans le lit misérable qui était cependant lemeilleur de l’auberge où il était descendu. Le cauchemar, ce rêvepénible qui suit d’ordinaire les grandes fatigues, l’assaillitpendant plusieurs heures et déroula dans son imaginationimpressionnée les contes les plus étranges et les plus noireslégendes qui aient cours dans cette mystérieuse Allemagne qui, denos jours encore, n’est point complètement affranchie destraditions superstitieuses et féeriques du Moyen Âge.

Tout à coup, une voix monotone, lente, bizarre, l’éveilla ensursaut. Cette voix disait un chant slavon dont voici le premiercouplet :

Le vieux châtelain, le sourcilfroncé,

Est encore assis à minuitpassé

Dans son grand fauteuilséculaire,

Le dernier tison du feu, etl’aurore teint

L’horizon bientôt. Qu’a-t-il pourse taire

Et garder ainsi son visageaustère,

Sombre et menaçant, le vieuxchâtelain ?

Le vieux châtelain, dans la forêtsombre,

À l’heure où le jour s’effacesous l’ombre,

Aura vu passer sur son chevalnoir

Le veneur tout noir qui nuit etjour chasse,

Le noir veneur qui jamais ne selasse,

Et, le fouet en main du matin ausoir,

Embouche la trompe, et poursuitla chasse…

On verra demain des morts aumanoir !

Ce chant s’élevant tout à coup au milieu du silence nocturne etréveillant les échos paisibles des environs, étonna le baron assezvivement pour le faire sauter au bas du lit et courir à sa fenêtrequi donnait sur la cour de l’auberge.

À la clarté de la lune qui frangeait d’argent de gros nuagesnoirs, affectant des formes étranges et tourmentées, il aperçut unhomme occupé à harnacher deux chevaux.

C’était le znapan.

Rassuré, le comte retourna à son lit, prit sa montre au chevetet la consulta. Il était à peine une heure du matin.

« Oh ! pensa-t-il, mon drôle est bien pressé departir… »

Il retourna à la croisée et l’appela. Le znapan tournala tête :

– Bonjour, mon général, dit-il ; puisque vous êteséveillé, habillez-vous promptement.

– Nous partons bien matin…

– La route est longue.

– En route donc, fit le baron.

Il s’habilla lestement, descendit sans bruit dans la cour, mitses pistolets prudemment amorcés dans ses fontes, bouclasoigneusement le ceinturon de son épée et se mit en selle.

Le znapan sauta sur la croupe nue de son cheval aveccette légèreté fantastique des cavaliers hongrois ou bohèmes, etpassa le premier.

Ils sortirent ainsi du bourg et prirent un petit sentierrocailleux, inégal, encaissé de haies vives et s’enfonçant d’abordau milieu d’une plaine couverte de bruyère, pour aller ensuitecourir par rampes brusques et sinueuses au flanc d’une montagnechargée de sapins noirs, qui s’ouvrait tout à coup comme une bouchegigantesque, et se trouvait coupée en deux par une gorge profondese dirigeant au sud-est.

Depuis que le baron s’était fait entendre au znapan, cedernier avait éteint sa chanson, et, dominé par d’autrespréoccupations, le baron ne prit pas garde à ce silence subit et selaissa aller bientôt, bercé par le pas cadencé de sa monture, àcette rêverie toute mélancolique qui s’empare si facilement duvoyageur, la nuit, au milieu des campagnes muettes, paisibles, dontun léger souffle de vent, un oiseau nocturne ou un grillontroublent seuls le silence.

La lune, passant successivement derrière les nuages, tigraitplaines et coteaux d’ombres gigantesques et bizarres ;parfois, elle disparaissait complètement, et alors l’obscuritéétait profonde, et le baron avait toutes les peines du monde à voirtrois pas devant lui le cheval de son guide.

Les nuages allaient se resserrant peu à peu : au moment oùles deux cavaliers atteignirent l’entrée de la gorge, ils neformèrent plus qu’une seule route noire et menaçante ; la lunedisparut tout à fait, et les ténèbres devinrent si profondes que lebaron sentit son cheval frissonner instinctivement sous lui.

Tout aussitôt la voix du znapan s’éleva de nouveau etcontinua sa chanson.

Ce veneur maudit a Satan pour père ;

Il est tout puissant, il peut tout sur terre ;

Il a dans les bois un château d’argent,

Sa meute est ardente, et met hors d’haleine

Un grand cerf dix cors en une heure à peine.

– Ah ça, maraud ! s’écria le baronimpressionné malgré lui, que me chantes-tu là ?

– La légende du veneur noir.

– Qu’est-ce que le veneur noir ?

– Vous le voyez bien, mon général, c’est le fils dudiable.

– Le rencontrerons-nous en route ? demandaM. de Nossac en riant.

– Dieu nous en préserve, mon général.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que ceux qui voient le veneur noir meurent dans lesvingt-quatre heures.

– Ah ! par exemple !

– À moins qu’ils n’aient une fille à marier…

– Ah ! ah !

– Car on dit qu’il cherche femme, le veneur noir, etqu’aucune, noble châtelaine ou paysanne, ne veut de lui.

– Je n’ai pas de fille à marier, mais je cherchefemme ; si le veneur noir en avait une… mordieu ! jecrois que je l’épouserais.

Le baron achevait à peine ces mots d’un ton léger, qu’une voixstridente s’éleva dans les profondeurs de la gorge, à cinq centsmètres devant les cavaliers, et cette voix bien autrement accentuéeet terrible que celle du znapan entonna un troisièmecouplet de la légende du veneur noir, couplet inconnu sans doute auznapan :

Qu’a donc le châtelain, que sonfront est sévère,

Et qu’à l’heure où tout est calmesur cette terre,

Où tout dort, il demeure au coinde l’âtre, ainsi

Qu’un trépassé qui vient de laronde infernale,

Qu’au carrefour des bois Satan lanuit étale,

Et qui se veut asseoir encore uneheure aussi

Au feu de sa maison, etfrissonnant et pâle,

Se réchauffer avant qu’un vertrayon d’opale

Ait glissé, tremblotant, dans leciel éclairci ?

– Quelle est cette voix ? demanda le barontressaillant et arrêtant court son cheval.

Mais le znapan ne répondit pas, soit qu’il fût dominépar la terreur, soit qu’il n’eût point entendu l’interpellation. Lavoix reprit :

Le vieux châtelain estsexagénaire,

Il a vu passer en quelqueclairière

Le cheval d’ébène et le veneurnoir…

C’est qu’avant la nuit prochaineau manoir

On verra des morts, et que dès cesoir

L’aumônier dira sa morneprière.

Ce n’est point cela. Le grandveneur noir

Est venu naguère heurter aumanoir

Il a dit au vieuxchâtelain : « Ce soir,

Je veux aimer ta fille une nuitentière. »

– Mais quelle est donc cette voix ? s’écria le baronde Nossac.

En ce moment, un éclair jaillit de la voûte de nuages quis’entrouvrit ; cet éclair éclaira la gorge deux secondes, et àsa sinistre lueur, les deux voyageurs aperçurent immobile, aumilieu de la route, un cavalier vêtu de noir, monté sur un chevalnoir comme lui, et ayant masque de velours au visage et trompe dechasse sur l’épaule.

– Le veneur noir ! murmura le znapan d’unevoix que l’effroi semblait étrangler.

– Par la mort Dieu ! s’écria le baron frissonnant etvoulant dompter chez lui la terreur du danger par le dangerlui-même, je veux le voir de près ce veneur terrible !

Et il poussa son cheval, qui tremblait sous lui.

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