La Baronne trépassée

II.

M. le baron Hector de Nossac était un jeune homme devingt-six ans, d’excellente noblesse, de bonne tournure, d’unesprit léger, d’un courage éprouvé, et jouissant à la cour de laréputation d’homme à bonnes fortunes. Jamais réputation n’avait étéplus méritée.

Le baron était beau, magnifique, inconstant, joueur, querelleur,et il possédait un faible déterminé pour le tabac d’Espagne et levin d’Aï.

La duchesse du Maine l’avait affilié à l’ordre de la Mouche àmiel ; il avait trempé dans la conspiration Cellamare, etDubois l’avait fait enfermer à la Bastille. À la mort du dignecardinal, Simiane l’avait réconcilié avec le régent, et le régentlui avait donné un régiment.

Une œillade de madame de Phalaris l’avait rebrouillé avec le ducd’Orléans, et le duc d’Orléans lui avait retiré son brevet.

Un oncle, comme on n’en voit plus, était mort à point lelendemain de sa disgrâce, lui laissant deux cent mille livres derentes.

Le baron avait dépensé en six mois lesdites rentes et quelquechose de plus. Alors, il avait songé à se remettre bien en cour,et, pensant que pour cela il était absolument nécessaire qu’il sefît une maîtresse convenable, il avait jeté son dévolu sur laduchesse d’A…, laquelle, au seuil de l’histoire que nous allonsvous conter, était sur le point d’obtenir pour lui le gouvernementde la province de Normandie. Or, le jour où nous venons de voir lebaron de Nossac causant, de son lit, avec la duchesse d’A…, étaitprécisément le 2 décembre 1723.

Tandis que la duchesse gagnait son carrosse, qui l’attendait àla petite porte des jardins, un autre carrosse entra par la portecochère, un gentilhomme de haute mine, quoique fort maigre, endescendit, et se fit à l’instant conduire auprès du baron.

Ce gentilhomme était M. de Simiane.

– Ah ! te voilà, cher, dit négligemment le baron.

– Oui, répondit vivement Simiane.

– Mon Dieu ! comme te voilà l’air effaré… Quet’arrive-t-il, marquis ? D’où sors-tu ? Quelque mari demauvaise compagnie t’aurait-il fait bâtonner par sesgens ?

– Mon cher, dit Simiane, sans répondre à la question assezimpertinente de Nossac, il n’est que temps de te marier.

– Tant pis ! mon cher, je ne me marierai pas ;j’ai mon gouvernement.

– Tu crois, baron ?

– J’en suis très sûr.

– Et moi, je suis sûr du contraire. Le régent n’a pas eu letemps de signer tes lettres.

M. de Nossac fit un soubresaut :

– Qu’est-ce que cela signifie, marquis, et que veut dire cen’a pas eu le temps ?

– Non, car le régent est mort cette nuit.

Le baron poussa un cri.

– Il est mort d’apoplexie.

– Mais tu rêves, marquis ; c’est impossible ; laduchesse d’A… sort d’ici, et n’en savait rien.

– Il y en a bien d’autres qui ne le savent pas… On ne lesaura que demain. Et tiens, je parie qu’avant ce soir la duchessed’A… sera arrêtée.

– Pourquoi cela, marquis ?

– Parce qu’elle est l’ennemie jurée deMme de Prie.

– Eh bien ?

– Ah ça ! mais d’où sors-tu, mon cher ? s’exclamaSimiane. Ne sais-tu pas que la marquise de Prie est la maîtresse duduc de Bourbon ?

– Oui, bien.

– Alors, je vais t’apprendre autre chose : le duc deBourbon est Premier Ministre.

Le baron pâlit.

– Mgr de Fréjus, continua Simiane, s’est généreusementeffacé. Ce prélat tout confit n’est jamais pressé. Mais, soistranquille, il ne perdra rien pour attendre.

– En sorte que mon gouvernement…

– Fais-en ton deuil, c’est le plus sage.

– Et ce mariage ?…

– Il faut y renoncer ou le conclure sur l’heure.

– Pourquoi cela ?

– Parce que M. Borelli, le fermier des gabelles, quicroit faire un marché d’or en te donnant sa fille aujourd’hui et avent de ton gouvernement, se rétractera demain, quand il te sauraen disgrâce.

– Mais, mon cher marquis, on ne se marie point du jour aulendemain.

– On se marie du soir au matin. Consens, et tu seras mariéce soir.

– Vraiment ?

– Je m’en charge. Je ferai entendre au bonhomme Borelliqu’il est de sa dignité de paraître te donner sa fille avec undésintéressement complet, et avant ta nomination au gouvernement deNormandie.

– Bravo !

– Ainsi, je puis tout préparer ?

Le baron consulta la pendule.

– Attends dix minutes, dit-il. Si à deux heures mon brevetn’est pas arrivé tu auras ma parole.

– Très bien.

– La mort du régent ne sera donc pas connueaujourd’hui ?

– Non, il y a des mesures à prendre. Tu seras marié cesoir, à minuit, et tu emmèneras ta femme, si bon te semble, dansn’importe quel château.

– Du tout, je resterai à Paris.

– Le mariage se fera chez le père, île Saint-Louis, sanspompe…

– Du tout, je veux une fête splendide ; je veux faireles choses en plein jour.

– En pleine nuit, du moins.

– Soit. Tu te chargeras des invitations. Ceux qui neviendront pas m’indiqueront ma conduite pour l’avenir.

– Oh ! sois tranquille ; les mésalliances sontassez de mode pour que tout le monde vienne. D’ailleurs ta femmeest assez belle…

– Ah ! vraiment ?… Du reste, cela m’est assezindifférent ; pour ce que j’en veux faire…

– Elle a un grand air et une beauté qui ne messiéront nullepart. Nous lui aurons un tabouret après la bourrasque.

Deux heures sonnèrent, la porte s’ouvrit.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria le baron, voici monbrevet.

Le baron se trompait. C’était simplement le valet de chambre duduc d’A… qui venait l’avertir confidentiellement que la duchesseavait été arrêtée dans son carrosse, il y avait une heure, aumoment où elle rentrait à son hôtel.

– Pauvre duchesse ! fit le baron avec philosophie.

– Que dis-tu, cher ? demanda Simiane.

– Je dis, marquis, répondit flegmatiquement le baron, quetu peux tout préparer : j’épouserai ce soirMlle Borelli.

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