La Baronne trépassée

Chapitre 6

 

Le baron demeura longtemps assis sur son lit, les cheveuxhérissés, l’œil en feu, tenant convulsivement dans sa main la gardede son épée, et le cœur serré comme on l’a à l’approche de toutdanger réel, de toute action énergique et même criminelle.

La grande horloge seule, cette horloge d’airain à cage de chêneque les anciens maîtres du château avaient placée au repos del’immense escalier, se faisait seule entendre de distance endistance, arrachant de lugubres plaintes aux échos endormis dumanoir, qu’elle éveillait en sursaut. Le baron compta tour à tourminuit, minuit et demi et une heure. Alors son courage commença àfaiblir ; le froid de la nuit lui arracha un frisson, lafièvre qui le brûlait s’apaisa un moment, et à mesure que la raisonrevenait, il ne pouvait s’empêcher de songer que ni le marquis, quiétait son ami, ni ses domestiques, n’avaient reconnuMme de Nossac dans Gretchen. Était-il donc,une fois encore, le jouet de son imagination en délire, et cetteressemblance n’était-elle que vague et indécise, au lieu d’êtreétrange et frappante comme il le croyait ?

Et le doute, un moment ébranlé dans l’esprit du baron, y revintplus tenace et plus fort ; et alors, de l’anxiété il passa àl’angoisse, et de la peur qu’il avait de voir Gretchen apparaître,au désir de l’avoir près de lui…

Et, comme le délire revenait, il se prit à appeler Gretchen detoutes les forces de sa volonté, sans que cependant ses lèvrespussent s’entrouvrir, sa gorge crispée jeter un cri !…

Deux heures sonnèrent à l’horloge, Gretchen ne vint pas. Lebaron fit un suprême effort, un son presque inarticulé parvint à sefaire jour dans sa gorge, et il cria :

– Gretchen ! Gretchen !

Et comme rien ne répondit :

– Gretchen… reprit-il, Gretchen… je t’aime !…

Même silence.

– Gretchen, continua-t-il, je voulais te tuer d’abord, maisne crains rien, maintenant… je t’aime !… Viens… tu me prendrastout le sang que tu voudras… tu m’épuiseras les veines l’une aprèsl’autre… Gretchen, ma bien-aimée… Gretchen… viens !

Gretchen demeura sourde, et nul autre bruit que la voixfiévreuse et saccadée du baron ne troubla les muets échos de lachambre.

– Oh ! reprit M. de Nossac, je le vois, tuas peur, peur que je ne te tue… Eh bien, ne crains plus rienmaintenant… Tiens !…

Et il jeta son épée.

Gretchen ne parut point sensible à cet acte de soumission, caraucune forme blanche ne se dessina dans l’obscurité.

– Je le vois, poursuivit le fou après un moment d’anxieuseattente, tu ne te fies point à moi… tu crains que je ne reprennemon épée… Eh bien, je vais la briser !

Et il alla à tâtons en se heurtant aux angles des meubles,ramassa son épée, l’appuya sur son genou, la brisa en deuxendroits, en jeta les tronçons ensuite en criant denouveau :

– Gretchen ! Gretchen !

Le baron était glacé, et, tout en attendant Gretchen, tout enl’appelant de ses vœux et de sa voix délirante, il se remitinstinctivement dans son lit ; et de plus en plus étreint etbrûlé par la fièvre calmée un moment et revenue au galop, il finitpar perdre l’entière connaissance de sa situation et de ses actes,se roula dans ses draps, et s’endormit d’un lourd sommeil enmurmurant :

– Mon lit sera bien chaud, Gretchen ; et toi qui astoujours froid… Oh ! viens…

Trois, quatre et cinq heures sonnèrent successivement ; lejour vint et, filtrant au travers des contrevents, éveilla lebaron, qui rêvassait et parlait à haute voix dans son rêve, mêlantles noms de Samuel et de Gretchen, de Roschen et d’Yvonnette.

En ouvrant les yeux, et tout impressionné encore des visions ducauchemar, il se crut sans doute à Holdengrasburg, car, sautant àterre, il courut à la fenêtre, qu’il ouvrit, voulant voir si lepaysage avait changé une fois de plus, et s’il reverrait la forêtet la prairie, ou la plaine stérile et l’eau bouillonnante dutorrent.

Au lieu de tout cela, il aperçut les grands arbres de son parc,les grands arbres en fleurs, au travers desquels le soleil glissaitun premier rayon, et dont chaque branche était un instrument d’oùs’élevait un frais concert d’oisillons.

L’air du matin était pur, enivrant ; le baron y plongea sonfront avec une avidité voluptueuse, et les derniers frissons s’enallèrent à son contact.

Tout à coup un bruit se fit derrière lui : c’était lemarquis.

– Parbleu ! dit-il en entrant, pour un homme qui s’estcouché gris, te voilà éveillé bien matin.

– Je n’étais pas gris.

– Non, tu étais vert, et tu chancelais à ravir.

– Tu crois ?

– Parbleu ! Au reste, je te dirai, en manière deconsolation, que tu es beaucoup plus aimable gris que sobre.

– Tu trouves ?

– Tu as été charmant hier soir, plein d’esprit, de finesse.La créole t’a trouvé ravissant.

Le baron tressaillit.

– Ne me parle pas de cette femme, dit-il.

– Pourquoi ?

– Parce que j’en ai peur.

– Ah ! par exemple !

– Je suis sûr que c’est Gretchen.

Simiane leva les yeux au ciel avec compassion, etmurmura :

– Quel dommage qu’un si bon gentilhomme soit toqué par uncoin du cerveau ! La corde de son esprit qui répond au nom deGretchen est décidément montée outre mesure.

M. de Nossac regarda le marquis. Le marquis avait unvisage si bouleversé, si plein de compassion, qu’une fois de plusil se prit à songer que peut-être il avait raison et qu’il étaitréellement fou.

– Parbleu ! continua Simiane, en voici despreuves…

Et il ramassa les tronçons et la pointe de l’épée brisée entrois morceaux :

– As-tu pourfendu un mur ? demanda-t-il.

M. de Nossac ne répondit pas. Un bruit subit l’avaitattiré de nouveau vers la fenêtre, et son œil, plongeant dans leparc, s’était arrêté sur un groupe composé d’un homme et d’unefemme, une jeune femme et un tout jeune homme… Hector de Kerdrel etsa cousine la créole. Elle s’appuyait sur son bras avec unenonchalance lascive, un laisser-aller qui sentait les chaudescontrées où elle était née, un abandon qui fit pâlir de colèreM. de Nossac.

– Qu’as-tu donc ? demanda Simiane.

– Je ne sais, répondit le baron ; mais que cette femmesoit ou non Gretchen, j’en suis jaloux…

Le marquis poussa un éclat de rire :

– Et Yvonnette ? fit-il.

– Yvonnette ? murmura le baron, comme un homme quiévoque un souvenir lointain et presque effacé, qu’est-cequ’Yvonnette ?

Le marquis poussa un soupir.

– Décidément il est fou ! murmura-t-il.

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