La Baronne trépassée

Chapitre 5

 

Depuis deux mois, M. de Nossac avait vu des choses siextraordinaires, il avait été à la fois acteur et spectateur d’undrame si étrange, il venait naguère encore d’être surpris par uneressemblance si étonnante, qu’il s’attendait à tout et redoutaittout.

Cette femme qu’on lui avait annoncée, cette créole, qui arrivaitsubitement et s’installait ainsi chez lui, il en avait peurinvolontairement et sans pouvoir s’expliquer pourquoi.

Du reste, il en était ainsi pour lui de toutes les femmes depuisson retour de Holdengrasburg ; dans toutes, il lui semblaitdevoir reconnaître cette fatale Gretchen dont l’image lepoursuivait partout, après laquelle il courait sans cesse, et quesans cesse il craignait de voir apparaître : cette Gretchenaimée et haïe à la fois, appelée, désirée, avec tous les rêves,tous les délires, toutes les fougues de la passion, et cependantécartée par la raison, repoussée par une aversioninsurmontable.

Un moment fascinée, en proie à ce charme mystérieux qu’elle nesongeait point encore à s’expliquer, Yvonnette tressaillit, commeavait tressailli M. de Nossac à la voix bruyante d’Hectorde Kerdrel ; et tandis qu’il était encore sous le poids decette oppression bizarre et de cette inexplicable terreur dont nousparlions tout à l’heure, elle rougit involontairement, et retirabrusquement sa main, qu’il serrait dans la sienne. Puis encore ellepoussa un petit cri joyeux, et dit :

– Hâtons-nous… vite, monsieur ! vite !

Et elle pressa le pas.

Le charme était rompu, brisé pour l’instant ; le baronobéit, et, comme elle, accéléra sa marche.

Alors ce ne fut plus sa main qu’elle prit, ce ne fut pas mêmeson épaule sur laquelle elle s’appuya avec un abandon plein delangueur ; elle se contenta de passer le bout de ses doigtssur son bras et de cheminer à côté de lui, tandis que, semblantconspirer avec la fatalité dont il était le messager, l’étourdicavalier ralentissait l’allure de son cheval et se rangeait auprèsdes deux piétons.

Ils arrivèrent au château quelques minutes après. Làl’impatience de la jeune fille devint telle qu’elle se mit àcourir, et, maugréant et pestant, le baron la suivit jusqu’à laporte de son propre salon, où déjà était installée la créole avecson oncle le comte de Kervégan et le marquis de Simiane, qui, parun autre sentier et un raccourci, avait trouvé le moyen de gagnerune demi-heure sur lui et la jeune fille.

Sur le seuil du salon, le baron fut repris de ce tressaillementinexplicable, de cette terreur sans but qui avait naguère envahison esprit et son âme, et il songea involontairement àGretchen.

– Allons, baron, cria Simiane du fond du salon, hâte-toi,et viens faire les honneurs de ton hospitalité.

Cette voix triompha de l’hésitation du baron, qui, redevenantsoudain homme de cour et le galant gentilhomme que nous avons vu auprologue de cette histoire, mit son chapeau sous son bras, ets’avança, la tête rejetée en arrière et le mollet nerveux ;puis salua du milieu du salon la créole, qui était à demipelotonnée dans une ganache.

L’Américaine se leva aussitôt, et, en rendant son salut aubaron, se trouva placée sous le rayon de lumière de candélabres, eteut le visage éclairé en plein.

Au salut digne et un peu nonchalant de la créole,M. de Nossac répondit par un cri d’angoisse, destupéfaction, presque d’horreur.

– Gretchen ! s’écria-t-il, c’est Gretchen !

L’étonnement se peignit sur tous les visages, etparticulièrement sur celui de la créole.

– Oh ! reprit le baron hors de lui, c’estGretchen.

Au lieu de répondre, la créole interrogeait du regard son oncleet le marquis. Ce dernier s’écria :

– Jusqu’à présent, je ne l’ai point voulu croire ;mais il n’y a plus à en douter maintenant, Nossac estfou !

M. de Nossac rougit, se précipita vers la créole, luiprit les mains, l’attira sous le rayon des candélabres, et luidit :

– Soutiendrez-vous que vous n’êtes pas cet être infernal etmystérieux qui, en Allemagne, me suçait le sang comme un vampire,qui, la nuit, s’appelait Hélène Borelli et se disaittrépassée ; qui, le jour, portait le nom de Gretchen ;qui…

– Monsieur, dit froidement la créole, je ne sais ce quevous voulez dire. Vous m’accusez de vous avoir sucé le sang enAllemagne, et je n’y ai jamais mis les pieds.

Le baron fit un geste d’incrédulité.

– Si vous doutez, reprit-elle, veuillez lire sur monpasseport mes noms et prénoms, et vous assurer que j’arrive de laMartinique. J’ai débarqué à Brest ce matin même. Si vous ne croyezpas à mon passeport, interrogez le postillon qui m’a conduiteici ; si vous élevez un doute sur la sincérité du postillon,écrivez à l’amiral qui commande le port de Brest, et qui m’a donnéla main pour descendre à terre…

– Il y a une chose beaucoup plus simple, dit Simiane, etqui va te convaincre que tu es toqué, mon bon ami.

– Voyons ! fit le baron, les sourcils froncés.

– Gretchen ressemblait à ta femme ?

– Trait pour trait.

– Madame ressemble à Gretchen ?

– C’est elle !

– Soit ; en ce cas, elle ressemble pareillement à tafemme ?

– Oh ! oui ; si je n’avais vu le cadavre à demirongé d’Hélène, je jurerais…

– Mon bon ami, fit le marquis avec flegme, te souvient-ilque c’est moi qui ai fait ton mariage ?

– Oui.

– Eh bien, je ne trouve entre Hélène Borelli et madamequ’une ressemblance si vague, si banale…

Le baron recula.

– Qu’elle ne m’apparaît qu’à présent, continua le marquis.En doutes-tu ?

– Oh ! oui, j’en doute ! je ne crois mêmepas !

– Ta femme est morte ici ?

– Oui.

– Tes domestiques l’ont tous vue ?

– Oui.

– Fais-les monter.

M. de Nossac s’empara d’un gland de sonnette et lesecoua vivement. Le jardinier qui, le matin, avait ouvert la bièrede la baronne, parut.

– Regarde madame, dit le baron.

Le jardinier jeta sur la créole un coup d’œil étonné, puisregarda son maître d’un air qui signifiait : Pourquoivoulez-vous que je la regarde ?

– Eh bien ? demanda le marquis triomphant…

M. de Nossac était tenace ; il retourna à songland de sonnette, et fit successivement monter tous lesdomestiques. Aucun ne reconnut la baronne de Nossac dans la créole.Le baron demeura anéanti.

– Tu le vois bien, dit alors Simiane, tu es fou ! foupar un côté du cerveau. Je m’accorde à reconnaître que tu esraisonnable sur tout ce qui ne touche pas à Gretchen.

M. de Nossac chancelait comme un homme atteint de lafoudre ; tout à coup il lui prit un délire si extravagant,qu’il ressemblait à la sagesse.

– Eh bien, dit-il, je commence à le croire, je suisfou ! Mais cela ne m’empêchera point de faire à mes hôtes leshonneurs de mon manoir, et nous allons souper aux flambeaux.

On soupa, en effet. M. de Nossac, qui avait besoin des’étourdir, but comme un cordelier, et plaça la créole en face delui. Pendant le repas, il eut constamment son œil fixé sur elle,étudiant les lignes de son visage, cherchant à surprendre un signe,un mouvement, un regard qui trahît Gretchen. La créole futimpassible ; et à onze heures du soir M. de Nossacse retira ivre et à moitié fou dans son appartement. Mais une foisseul, une fois dans le silence et les ténèbres de l’alcôve, sesterreurs le reprirent. Gretchen, un moment écartée, reconquit soninfluence despotique et fatale, et le baron, étreint par les fuméesdu vin, frémissant, hors de lui, se dressa sur son séant, lescheveux hérissés, et murmura :

– C’est elle ! c’est Gretchen !…

Et tandis qu’il était en proie au délire, une autre pensée luivint :

– Elle va venir, pensa-t-il, elle me sucera encore… commelà-bas…

Et cette fois, fasciné, dominé par une étrange et furieuseferveur, il sauta à bas de son lit, alla prendre son épée, etrevint s’asseoir presque nu sur sa courtine, disant avec un éclatde voix que la folie rendait sinistre :

– Oh ! j’y verrai clair cette nuit, et Roschen ne seraplus là pour recevoir mon épée… Je frapperai… je frapperai un coupterrible !

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