La Baronne trépassée

Chapitre 2

 

M. de Simiane eut bien quelque peine à chassermomentanément le souvenir de Gretchen de l’esprit frappé dubaron.

Pendant toute la première journée du voyage, il fut mélancoliqueet rêveur, s’enfonçant dans son coin de la berline, regardant fuirles arbres de la route avec cette tristesse vague qui s’empare sisouvent du voyageur qui passe et fuit avec un remords ou une plaieau cœur.

Le second jour, il se laissa aller à écouter, en face d’unconfortable déjeuner d’hôtellerie, quelques gaudrioles, que son amilui débita d’un air fort sérieux.

Le soir, il ne compta plus les arbres de la route, et commença àtrouver que Simiane était bien insupportable de ne lui point parlerdavantage de la châtelaine de Kervégan.

Cependant M. de Nossac n’eut pas le courage de lequestionner ; et il se contenta de s’enfoncer dans un coinpour rêver à cette femme inconnue encore, et qu’il était toutdisposé à aimer.

Vers onze heures du soir, comme la berline de voyage entrait surla terre bretonne, le sommeil s’empara de lui, et il s’endormitprofondément, pour ne se réveiller qu’à huit heures du matin, aumoment où la chaise atteignait cette petite élévation d’où,quatorze mois auparavant, il avait aperçu pour la première fois lesflèches du manoir de sa femme.

– Tiens, dit le marquis en étendant la main, voici toncastel.

– Je le reconnais.

– C’est là que nous descendrons d’abord.

– Ah ! fit M. de Nossac avec un air decontrariété ; pourquoi pas chez le cher comte deKervégan ?

Le marquis frisa la pointe de sa moustache d’un airrailleur :

– Mon pauvre ami, dit-il, j’avais peur d’avoir bien de lapeine à te rendre amoureux ; mais je vois que je me suistrompé, tu l’es déjà.

– Ah ! par exemple !

– L’exemple est patent, ce me semble.

– Et en quoi ?

– En ce que tu ne songes pas que descendre chez le comte deKervégan, qui est pauvre, quand toi, baron de Nossac, tu as uneterre magnifique à sa porte, c’est s’exposer à une humiliation et àun embarras des plus pénibles.

– C’est juste, fit le baron rêveur, nous descendrons chezmoi.

– Et demain nous monterons à cheval et irons faire unevisite aux hôtes de Kervégan.

– Pourquoi demain ?

– Parce qu’il nous faut, je suppose, le temps derespirer.

Le baron tira sa montre.

– Il est huit heures, dit-il, nous arriverons à neuf.

– Je le sais.

– Nous déjeunerons à dix ; et je ne vois pas ce quipourrait nous empêcher de partir sur le midi.

– Une chose très essentielle.

– Laquelle ?

– Un terrible besoin de dormir que j’éprouve.

– Tu n’as donc pas dormi en voiture ?

– Belle question ! Comme si un pareil sommeil, cahoté,interrompu, fébrile, vous reposait beaucoup… Décidément nousn’irons que demain.

– Mais, cependant…

– Cependant, mon cher ami, tu devrais bien songer un peu àmam’zelle Gretchen, pour te tromper toi-même et t’aider à tirer letemps jusqu’à demain.

Le baron se mordit les lèvres, et ne répondit pas.

– Et puis il me semble, continua le marquis avec flegme,que tu pourrais parfaitement faire un bout de visite à la tombe deta femme et lui donner quelques heures de regrets…

M. de Nossac tressaillit, et n’osa répondre, mais lachâtelaine de Kervégan cessa quelques minutes de peupler les brumesde son imagination ; et il se prit à songer à cette ravissanteet fraîche jeune femme, qu’il avait vue à peine, et que sonétourderie avait tuée !

Puis, du souvenir de cette morte aimée, il passa à celui deGretchen, qui était sa vivante image, et Gretchen oubliée unmoment, effacée quelques heures de sa mémoire et de son cœur, yrevint en despote, et les occupa seule.

Pendant ce temps, la berline n’avait cessé de rouler, et elle setrouva bientôt à la grille de ce parc centenaire sous les ombragesduquel dormait du dernier sommeil Mme la baronne deNossac, née Borelli.

Les domestiques du castel étaient les mêmes que ceux que lebaron y avait trouvés l’année précédente. Ils étaient graves,tristes, et portaient encore le deuil de leur maîtressedéfunte.

Un sentiment de tristesse inexprimable s’empara du baron quandil franchit le seuil du manoir ; il monta l’escalier le cœurserré, il alla droit à la chambre de la trépassée que, par sonordre, on avait laissée dans le même état, et il s’y accouda au litencore foulé.

– L’aimerais-je donc encore ? murmura-t-il.

Et tandis que Simiane se plongeait voluptueusement dans un bainde lait, il descendit, lui, dans le parc, et se dirigea vers latombe de la baronne.

Un peu de mousse avait poussé dans les interstices du marbre etfrangeait d’une chenille verte l’inscription tumulaire. Au-dessus,les marronniers du parc secouaient leurs grands panaches ; autravers du feuillage pendait, çà et là, un lambeau de l’azurcéleste, et quelques roses de l’Inde, épanouies à l’entour,achevaient de donner un air de fête et de tranquillité souriante àcette tombe qui ne renfermait plus sans doute qu’un squelette rongédes vers.

De sombre qu’elle était, la tristesse du baron passa à unemélancolie vague, et ces parfums de l’été, ce ciel bleu, ces arbresverts, qui chantaient les refrains du vent, enlevèrent à cettetombe ce qu’elle pouvait avoir de funèbre et de désespéré. Alors,il se dit philosophiquement en s’asseyant dessus :

« Gretchen lui ressemblait d’une manière si parfaite,qu’aimer Gretchen, c’est l’aimer encore. Je veux, je retrouveraiGretchen. »

Puis, comme il se laissait aller de plus en plus à cettesérénité qui l’entourait, comme il ouvrait son âme et ses sens àces vagues émanations de la terre et du ciel répandues autour delui, une autre pensée lui vint.

« Si, comme je me le suis dit déjà, ma femme n’était pointmorte, se dit-il, et si cette tombe était vide ; si elle etGretchen ne faisaient qu’une seule et même femme ;si… »

Le baron s’arrêta.

« Mon Dieu ! continua-t-il, j’ai vu tant de chosesextraordinaires que je ne saurais vraiment plus dire si la vie nepeut pas, avec certaines combinaisons scientifiques, revêtirl’apparence de la mort de la façon la plus frappante. Qui me ditqu’elle était morte ? »

Et, comme il se complaisait dans cette pensée, une idée subites’empara de lui.

– Je veux le savoir, dit-il.

Le jardinier passait dans le fond du parc, la bêche surl’épaule. M. de Nossac l’appela.

– Ouvre-moi cette tombe, lui dit-il.

Le jardinier le regarda étonné.

– Ouvre, reprit impérieusement le baron.

– Il me faut une pince et un levier, dit lejardinier ; je vais les chercher.

– Va, dit le baron.

Et il s’assit sur la tombe.

Deux minutes après, le jardinier revint armé de ses outils, etse mit à l’œuvre.

L’opération était difficile ; le marbre était scellé pardes clés de fer soudées avec du soufre.

Comme la besogne n’allait point assez vite au gré impatient deM. de Nossac, il prit l’un des outils, et aida lejardinier.

Au bout d’une demi-heure, la caisse de plomb fut mise à nu,puis, un quart d’heure après, ce fut le cercueil de chêne ;enfin la bière d’érable, qui renfermait le corps, apparut scellée àson tour.

Mais là, le baron hésita, chancela et pâlit.

– Faut-il ouvrir ? demanda le jardinier.

Si M. de Nossac eût été seul, peut-être se fut-ilenfui sans oser satisfaire son âpre curiosité ; mais, enprésence de ce témoin, il domina toute émotion et vainquit toutscrupule.

– Ouvre, dit-il.

Le jardinier s’arma du levier, et fit sauter le couvercle. Alorsapparut un hideux et navrant spectacle.

Dans la bière était un cadavre à demi rongé, le visageméconnaissable, et n’ayant conservé d’à peu près intact qu’uneadmirable chevelure d’ébène, qui se déroulait en bouclescapricieuses sur le cou, les bras et la poitrine, semés de vers, dece corps inerte qui, selon toute apparence, avait étél’éblouissante baronne de Nossac.

À cette vue, le baron devint livide, et il se rejeta en arrièreavec un cri d’horreur.

Le marquis de Simiane, qui était accouru pendant l’opération del’ouverture du cercueil, le reçut dans ses bras.

– Tu es un fou ! lui dit-il, et de pareilles émotionstuent.

Il l’entraîna au château, et le conduisit dans la salle àmanger, où le déjeuner était servi.

– Déjeunons, dit-il : nous irons à Kervéganaujourd’hui.

Mais le baron demeura insensible à cette nouvelle, qui, deuxheures avant, lui eût fait bondir le cœur.

Il but et mangea silencieusement, et ne retrouva la parole qu’àla fin du repas, et ce ne fut que grâce à quelques flaconspoudreux, que son majordome avait tirés des celliers par ordre dumarquis, qu’il desserra les dents et balbutia quelques mots.

– En route ! dit Simiane en se levant de table et luiprenant le bras, dans une heure tu auras vu la merveille de lacontrée, la fée de Kervégan.

Le baron se laissa conduire, monta à cheval d’un air sombre, etlaissa Simiane prendre le pas sur lui et lui montrer le chemin.

Il ne se souvenait plus guère du lieu où ils allaient ; ilavait oublié la châtelaine de Kervégan, et il murmurait à part lui,de temps à autre :

– Il faut que je retrouve Gretchen… dussé-je aller au boutdu monde !

Tout à coup, et comme déjà on apercevait les flèches de Kervéganau-dessus d’un petit bois de mélèzes et de frênes, une voix claire,harmonieuse, pleine de jeunesse et de mélancolie, s’éleva du seinde la lande, chantant ce populaire refrain de laBretagne :

Vous n’irez plus au bal, madamela mariée ;

Vous garderez la maison,

Pendant que nous irons…

À cette voix si fraîche, si jeune, empreinte d’une mélodiesauvage, le baron tressaillit et regarda le marquis.

– Parbleu ! dit celui-ci, nous n’aurons pas besoind’aller jusqu’au manoir pour voir la châtelaine, la voici.

En effet, du milieu des bruyères apparut presque aussitôt uneblonde tête de jeune fille, avec un divin sourire d’ange, et cesfraîches couleurs, que Dieu laisse tomber de sa palette sublime surle visage de ces femmes qui vivent au milieu des bois, et nes’étiolent point à l’air corrompu et fatal des grandes villes.

Le baron arrêta court son cheval, et demeura stupéfait, éblouide tant de beauté.

Mais presque aussitôt, de la même bruyère, une autre tête nonmoins belle, non moins souriante, quoique plus mâle, se montra toutà coup, et à sa vue, le baron poussa un cri :

– Wilhem ! murmura-t-il, Wilhem ou Samuel ! l’unou l’autre.

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