La Baronne trépassée

Chapitre 19

 

Si M. de Nossac n’était pas toujours maître d’unpremier mouvement d’effroi, au moins se familiarisait-il aisémentavec cette terreur. Il demeura une seconde appuyé au tronc decyprès et presque défaillant, mais il se remit aussitôt, et,faisant un violent effort, il retourna sur le bord de la fosse, etse baissa de nouveau.

Cette fois, il eut le courage de prendre un pli du linceul, dele soulever à demi et de regarder assez attentivement le visage dela morte. Ce visage était pâle, immobile, muet, comme un vraivisage de mort qu’il était ; aucun muscle ne tressaillait,aucune fluctuation mystérieuse du sang ne paraissait avoir lieudans les veines bleues et gonflées qui couraient en réseaucapricieux sous sa peau transparente et fine.M. de Nossac le contempla longtemps, puis il s’enharditet, mettant les genoux à terre, il étendit le bras, et toucha levisage avec sa main. Il était froid comme la main que la trépasséeavait mise dans la sienne deux jours auparavant, comme le baiserqu’elle lui avait donné la nuit dernière.

S’enhardissant de plus en plus, le baron prit alors son épée etde la pointe piqua légèrement le sein du cadavre : il enjaillit aussitôt un sang rose, frais, transparent, qui s’étendit engouttelettes fines sur le linceul et jaspa de taches rouges sablancheur éblouissante. La morte ne bougea point, et son sangcontinua à couler légèrement. Alors M. de Nossac, bienconvaincu qu’il ne pouvait être le jouet d’une comédie, que c’étaitbien réellement à une morte qu’il avait affaire, et que ce sangqu’il venait de répandre, c’était le sien qu’elle lui avait pris lanuit précédente, M. de Nossac songea que la nuitprochaine le vampire serait d’autant plus exigeant qu’il auraitmoins de sang dans les veines, et que lui, baron de Nossac,finirait par mourir de cette perte continuelle dont il n’avait nila volonté ni la force de se préserver.

Ce raisonnement ainsi adopté par son esprit, il eut honte etregret de ce qu’il venait de faire ; il se pencha une fois deplus sur le cadavre et mit son doigt sur la piqûre, tandis qu’ilcherchait un moyen de la bander. Ce moyen il le trouva avec sonmouchoir, qu’il noua fortement à un coin du suaire, et quiétreignit la morte comme une ceinture.

Quand il eut fini, il voulut se lever, mais il s’aperçut que lesang de la morte avait coulé sur ses mains ; il eut peur, etses cheveux se hérissèrent.

Il prit un coin du linceul, et s’essuya ; en tirant le coinà lui, il remua le cadavre, et les lèvres serrées de la mortes’ouvrirent, et il sembla au baron qu’elle allait parler et luidire : « Tu es un impie ! » Alors il se sentitpris de cette lourdeur vertigineuse, de cette paralysie étrange quis’emparait de lui chaque nuit, à l’heure où le vampire avaitcoutume d’arriver, et il frissonna à la pensée qu’il allait êtrecontraint peut-être de se coucher dans cette fosse côte à côte avecelle dans un cimetière et de s’endormir de ce sommeil de plomb quile prenait au départ de sa nocturne visiteuse.

La terreur du baron devint telle, qu’il fit un suprême ethéroïque effort, se redressa sur ses jambes raidies, presqueglacées, et s’élança hors de la fosse.

Les deux premiers pas qu’il fit au-dehors furentterribles ; il semblait qu’une invincible force d’attractionle clouât à ce cadavre et à cette tombe encore ouverte ; maisenfin, ces deux pas faits, la paralysie diminua ; il se traînamoins lentement, puis il marcha plus vite ; enfin il putcourir, et se précipita dehors avec cette célérité de la peur querien ne peut égaler.

Mais, sur le seuil du cimetière, il y avait une femme debout,pâle, tremblante d’émotion. C’était Roschen ; Roschen, à quisa pâleur et son émotion ajoutaient une grâce et un charme deplus ; Roschen, belle, éblouissante, les yeux emplis d’unevague et suave tristesse, la bouche plissée par un sourire amer,une main sur son cœur comme pour en étouffer les pulsationsprécipitées.

À sa vue, le baron poussa un cri :

– Vous ici, Roschen ! murmura-t-il.

Elle fit un pas vers lui, le prit par la main, et luidit :

– C’est ma vie que je risque en vous suivant ici, maisn’importe… il faut que je vous parle.

– Oh ! parlez ! murmura M. de Nossac enla regardant et sentant son admiration et cet amour, nésspontanément et plusieurs fois menacés par l’étrange et funesteascendant de Gretchen, renaître et le dominer entièrement.

– Pas là ! fit-elle avec effroi.

– Pourquoi ?

– Les morts sont trop près… venez…

Et elle l’entraîna.

Ainsi que nous l’avons déjà dit, la forêt était proche, et unchemin creux, bordé d’une haie vive à hauteur d’homme, y conduisaitdirectement, sans qu’il fût trop possible d’être aperçu, dans cetrajet, ni du château, ni du village.

Roschen s’y engagea d’un pas rapide, tenant toujours le baronpar la main.

À mesure qu’ils avançaient, le jour blafard qui éclairait laforêt devenait de plus en plus sombre ; et bientôt Roschens’arrêta au milieu d’une sorte de clairière où des rochers avaientformé un banc naturel qui s’arrondissait en demi-cercle.

– Asseyons-nous là, dit Roschen.

Le baron s’assit auprès d’elle. Roschen tourna la tête alors àdroite et à gauche, et inspecta les lieux environnants avec uneminutieuse et prudente circonspection.

– Sommes-nous bien seuls ? murmura-t-elle.

– Oui, répondit le baron, regardant à son tour.

– Oh ! c’est que, dit Roschen tremblante, si on nousentendait…

– Eh bien ?

– Il me tuerait.

– Qui donc ? rugit le baron.

– Lui !… fit-elle avec effroi.

– Qui, lui ?

– Wilhem !

Le baron frappa le sol de son pied avec une colère subite.

– Toujours ce Wilhem ! murmura-t-il, toujourslui !

La voix du baron avait revêtu un timbre si dur que Roschentressaillit et que sa main trembla dans celle deM. de Nossac. Elle ouvrit la bouche pour parler, maisl’émotion étreignit sa gorge ; elle ne put qu’élever un regardsuppliant vers le baron, un regard qui signifiait :« Épargnez-moi… car je vous aime… » Mais, peu sensible àce regard, le baron reprit avec la même irritation :

– Que vous est donc cet homme et quelle influence fatalea-t-il sur votre destinée, que vous frissonniez à son nom ettrembliez à sa voix.

Roschen ne répondit point, et baissa les yeux.

– Dites, Roschen, continua M. de Nossac,dites-moi que les terribles paroles que j’ai entendues, il y aquelques heures, ces paroles infernales qui m’ont fait douter detout, de la bonté de Dieu, de la vertu des femmes, de la candeur devotre sourire, dites-moi…

Roschen poussa un cri étouffé, se laissa glisser aux pieds dubaron, et murmura :

– Pardonnez-moi… je suis bien coupable.

M. de Nossac sentit sa raison chanceler, le cœur luimanquer, son corps défaillir.

– C’était donc vrai ? murmura-t-il.

– Oui, dit Roschen d’une voix éteinte.

– Ainsi… vous n’êtes point sa sœur ?

– Non, fit Roschen d’un signe.

– Mais vous êtes…

Il s’arrêta : elle lui avait jeté un éloquent et suppliantregard.

– Ainsi, reprit-il, ce mariage…

– Mensonge !

– Mais c’est infâme ! s’écria le baron hors delui.

– Oh ! dit Roschen, je le sais bien que c’estinfâme ! Mais que voulez-vous ?… J’étais une pauvregrisette d’Heidelberg, Wilhem m’avait séduite avec une promesse demariage ; Wilhem avait pris sur moi un empire terrible, Wilhemme dominait complètement… Il partit avec Hermann, Conrad et levieux Berghausen…

– Qui est Berghausen ?

– Celui que vous appelez le veneur noir.

– Ce n’est donc pas le père de Wilhem et de ses frères.

– Non. Wilhem n’a qu’un frère, Samuel.

– Et les deux autres ?

– Ce sont deux étudiants, leurs amis.

– Mais ce… Berghausen ?

– C’est un vieil étudiant de trentième année.

– Ce château n’est donc pas à lui ?

– Non.

– À qui est-il donc ?

– Je ne sais.

– Mystère ! murmura le baron, étrangemystère !

– Oh ! oui, répondit Roschen frissonnante ; ilsobéissent tous cinq à cette Gretchen, que Dieu confonde ! àcette Gretchen qui est morte ou vivante, je n’en sais rien… maisqui exerce une étrange influence sur tous… et sur vous-même… achevaRoschen d’une voix étouffée.

Le baron tressaillit.

– Sur moi ? fit-il étonné.

– Oh ! oui ! reprit Roschen avec feu, sur vous…vous l’aimez…

– Non ! s’exclama-t-il avec force.

Roschen poussa un cri de joie :

– Dites-vous vrai ? fit-elle enjoignant les mains.

– Oui, murmura le baron ; c’est vous que j’aimais…

Roschen baissa la tête.

– Et vous ne m’aimez plus ? fit-elle avec uneindicible émotion…

– Vous êtes à Wilhem ! répondit le baron d’un airsombre.

Roschen jeta un faible cri, un cri de détresse étouffé, ouvritles bras, se raidit, et tomba sur le gazon presque évanouie.

– Je vous aimais tant !… fit-elle.

Ce cri, cet accent, allèrent droit à l’âme du baron et letouchèrent profondément.

– Si je vous aimais encore ? demanda-t-il.

– Dites-vous vrai ? Ne me trompez-vous point ?s’écria-t-elle. N’est-ce point la pitié qui vous arrache cesparoles ?

M. de Nossac prit dans ses mains la tête frissonnanteet pâle de la jeune fille, y mit un ardent baiser, etrépéta :

– Roschen… je t’aime !

– Eh bien, lui dit-elle, puisque vous m’aimez,suivez-moi !

– Que veux-tu dire ?

– Arrachez-moi à Wilhem, car Wilhem m’aime, et me tuerait.Emmenez-moi loin de lui, car je ne l’aime plus, car je l’ai enhorreur depuis que je vous ai vu… depuis que je vousaime !

Et Roschen s’était mise à genoux, et suppliait.

– Emmenez-moi, répéta-t-elle, et j’aurai pour vous tantd’amour, que vous oublierez que j’ai été à un autre, que j’étaisune pauvre fille, une grisette d’université !

– Je l’oublierai, dit M. de Nossac.

– Et vous me pardonnerez, n’est-ce pas ? fit-elle enlui prenant les mains.

– Oui, répondit-il en lui donnant un second baiser.

– Vous me pardonnerez d’avoir trempé dans cette comédieinfâme dont vous avez été le jouet ?

– Oui… oui… mais fuyons ! s’écriaM. de Nossac.

– Oh ! pas maintenant, dit Roschen, mais la nuitprochaine…

– Pourquoi ?

– Je préparerai tout pour notre fuite.

M. de Nossac se sentit frissonner à une penséesubite :

– Le vampire viendra, murmura-t-il.

– Eh bien, dit Roschen dont l’œil s’alluma, s’il vient…

– Eh bien ? interrogea le baron.

– Vous le percerez de votre épée…

– Je ne pourrai pas… il me fascine…

– Ce soir, à souper, jetez sous la table le dernier verrede vin qu’on vous versera.

Ce conseil illumina l’esprit du baron :

– Je comprends tout maintenant, fit-il, et je mevengerai !

– Silence ! lui dit tout à coup Roschen,silence ! écoutez !

On entendait une voix dans l’éloignement qui appelait :

– Roschen ! Roschen ! où es-tu ?

C’était la voix de Wilhem !

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