La Baronne trépassée

Chapitre 11

 

Au bruit qui se fit, M. de Nossac s’éveilla ensursaut, ouvrit les yeux, et voulut se lever. Mais ce réveil futbien plus moral que physique ; car il ne put, quelques effortsqu’il fît, remuer aucun de ses membres, et vit arriver à lui, aumilieu des ténèbres, cette forme impassible et muette, sans que salangue pût jeter un cri, sans qu’il pût reculer lui-même jusqu’à laruelle du lit. La forme blanche avança jusqu’à lui, et posa quelquechose de froid sur son front. Ce quelque chose était une main. Puiselle s’assit au chevet, et se pencha tout à fait sur le baron.

Le baron était dans une situation terrible : il voyait cetêtre étrange dont il ne pouvait trop se définir à lui-même le sexeet la race. Il le voyait incliné sur lui, il sentait sa respirationaussi glacée que sa main ; son front frissonnait à ce contact,ses cheveux se hérissaient, et il ne pouvait cependant ni crier, nise débattre, ni demander grâce ou raison.

Le fantôme, c’en était un sans doute, se coucha tout à fait côteà côte avec M. de Nossac, puis appuya ses lèvres sur soncou nu, et M. de Nossac sentit soudain une sorte depiqûre légère et peu douloureuse, mais qui acheva de l’épouvanter.Il avait affaire à un de ces monstres si connus en Hongrie et enBohême, qu’on nomme des vampires, et sur lesquels un moine, le pèredom Calmet, venait précisément, il y avait deux ou trois ans àpeine, d’écrire un fort beau livre où il prouvait, clair comme lejour, que rien n’est plus naturel que le vampirisme.

L’angoisse du baron, pendant tout le temps que dura la succionfatale, est difficile à dépeindre.

Frappé de paralysie dans tous ses membres et dans sa langueelle-même, il avait conservé le toucher, l’ouïe et la vue. Ilvoyait, il entendait le vampire, qui respirait par saccades, il lesentait allongé sur lui, aspirant son sang avec une âpre avidité,et chose étrange ! malgré l’effroi et la douleur qu’il enressentait, il éprouvait une sorte de volupté indéfinissable, uneacre jouissance à cet atroce contact.

Et à mesure que le vampire buvait son sang, la douleur premièrequ’il avait éprouvée s’amoindrissait et passait à l’état de puresensation, tandis que lui-même, de plus en plus engourdi, sentaitl’alourdissement de sa tête tomber sur son cœur, et une faiblesse,extraordinaire en apparence, mais qui n’était que le corollaireinévitable de la perte de son sang, s’étendait à tous ses membresparalysés.

Au bout de vingt minutes environ, le vampire s’arrêta.

– Vous avez le sang rose et frais, baron, murmura-t-il.

Le baron eût fait sans doute un soubresaut s’il n’eût étécomplètement paralysé. Cette voix, c’était celle qui l’avait déjàsi fort ému et troublé, celle de la châtelaine morte avec qui ilavait bu et dansé. Un frémissement imperceptible de tous sesmembres indiqua seul au vampire ce que sa voix venait de lui faireressentir.

– Ah ! murmura-t-il, vous me reconnaissez,baron ?…

Le baron frémit de nouveau, et fit un suprême et inutile effortpour parler et se débattre.

– Je crois, poursuivit la morte, n’avoir plus besoin devous expliquer par un mensonge comment, dix années après ma mort,j’ai la chair aussi souple, le bras aussi arrondi et le cou si roseet si blanc… Vous le voyez, je suis vampire. Vous avez un sangadmirable, baron, je vous jure que je le ménagerai et le feraidurer longtemps. Je vous accorde un grand mois de vie.

M. de Nossac ne pouvait ni bouger, ni crier ;mais la souffrance morale qu’il éprouvait à ces paroles étaittelle, qu’une sueur glacée découlait de sa chevelure le long de sestempes.

– Et maintenant, poursuivit le vampire, dormez et prenez durepos pour réparer les pertes que vous avez faites à monprofit.

Et, ce disant, la châtelaine trépassée versa le contenu d’unepetite fiole sur le cou du baron. La liqueur qui s’en échappa étaittiède et gluante ; il sembla au baron qu’elle pénétrait toutentière dans ses veines appauvries par la blessure que le vampirelui avait faite avec ses dents, et qu’elle y répandait uneindéfinissable sensation de bien-être.

Le vampire se leva alors et lui dit :

– Adieu… à demain.

Et il s’en alla du même pas mesuré et lent, et ferma la portesur lui.

Presque aussitôt les yeux du baron, ouverts tout le temps que levampire était demeuré près de lui, se fermèrent sous le poids d’unsommeil invincible, mais dégagé de cette ivresse lourde et péniblequi caractérisait le premier auquel il avait cédé après le départde la jeune fille, et il s’endormit paisiblement, cédant à unbesoin de repos motivé par une faiblesse inaccoutumée.

 

Le baron dormit plusieurs heures consécutives ; quand ils’éveilla, le soleil levant venait s’ébattre au milieu de lachambre qu’il occupait. Il se leva précipitamment, il courut àl’une des croisées, il l’ouvrit violemment, et plongea sa têteavide et son œil ardent au-dehors…

Il avait devant lui, sous ses yeux, le plus charmant paysage quifût sorti de la palette de l’Éternel. Sous les murs du châteaus’étendait une prairie, vaste d’une lieue, plantée d’arbres. Aumilieu de cette prairie, un ruisseau ; à son extrémité, lalisière d’une forêt de bouleaux et de sapins, épaisse, touffue,mais agitant de la façon la plus naturelle ses panaches verts ausouffle du vent matinal, et n’ayant dans son aspect riend’effrayant et de satanique.

Entre la prairie et la forêt, un petit village s’allongeait avecun cortège de jardins, de saules pleureurs et de haiesd’aubépine ; aux alentours de ce village une population depaysans, bergers ou laboureurs, s’occupait des divers travaux deschamps.

M. de Nossac demeura stupéfait devant ce calme etbucolique tableau.

Ce roc à pic, aride, morne, surplombant un torrent déchaîné etfurieux, ce torrent lui-même, tout avait disparu comme parenchantement.

Le baron avait cru s’éveiller au milieu d’un site tourmenté,sauvage, non moins infernal que le château qui l’abritait et queles maîtres de ce château, et, tout au contraire, il se trouvait ausein même d’un pastiche de Florian traduit au pinceau, avec desbergères enrubannées, des laboureurs chantant de gais refrains, desfermes lavées et peignées comme des cottages, et un castel qui,malgré son attitude imposante d’un style médiéval, avait, en pleinsoleil, cet air doux et pacifique d’un vieux châtelain revenu descroisades, et devenu indulgent et facile pour ses serfs et sesvassaux, par l’unique raison qu’il avait été lui-même esclave desMores quelque dix années.

C’était la première fois, depuis longtemps, que le baron setrouvait seul et l’esprit à peu près dispos. Il se mit donc à rêveret à réfléchir, essayant d’analyser ou plutôt de s’expliquer lessensations diverses et les étranges événements au milieu desquelsil était ainsi plongé.

M. de Nossac appartenait à un siècle sceptique etphilosophe entre tous les siècles, il sortait à peine des orgies dela Régence, il était incrédule deux jours auparavant, comme le plusentêté des matérialistes ; cependant, après ce qu’il avait vuet entendu, le scepticisme devenait impossible ; et il eutbeau se répéter qu’il y avait une mystification au fond de tous cesmystères, il ne put se convaincre que le surnaturel n’eût pas jouéle rôle principal dans ce qui s’était passé sous ses yeux laveille. Néanmoins, en déroulant un à un tous ses souvenirs confusencore, il se souvint des paroles échappées à la jeune fille, qu’ilavait trouvée si belle au milieu de ces squelettes affreux, de cesparoles qui devenaient presque une révélation :

– Vous êtes le jouet d’une comédie terrible !

Mais ces faces décharnées, où les vers se traînaient hideux etfétides ? Ce cadavre descendant de sa tombe ? Ce vampirele suçant ?

M. de Nossac courut à une glace, qu’il se rappelaitavoir vue, la veille, sur la cheminée, et regarda son cou. Son couétait tigré de quelques gouttes de sang, et il avait sur le milieuune légère déchirure, une écorchure sans importance, dont il étaitassez difficile d’indiquer la source véritable.

Il n’avait donc pas rêvé !

Décidément, pensa-t-il, il se passe autour de moi des chosestellement extraordinaires, qu’il faut avoir fait de la chimie avecfeu le régent, commandé le régiment de royal-cravate et passé sixannées de sa vie dans les ruelles de Versailles, pour ne pointdevenir fou à lier.

Une autre pensée, pensée affreuse et désespérante, l’assaillitinstantanément, comme il prononçait le mot de fou.

– Si je l’étais ! fit-il.

Il retourna à la croisée, plongea de nouveau ses regards versl’horizon, les promena des lointains vaporeux et bleuâtres auxlignes plus rapprochées de la prairie et du village, se rendantcompte lentement et avec une logique raisonnée de mathématicien dessensations actuelles qu’il éprouvait, et, bien convaincu enfinqu’il avait la plénitude de ses facultés intellectuelles, il futobligé de se dire : « Je ne suis pas fou. »

Il se reprit à rêver silencieusement encore pendant quelquesminutes, puis il ajouta : « C’est le cas ou jamais dedire : le diable seul peut me tirer de pareil imbroglio. Si jesavais le latin, je l’y perdrais jusqu’à la dernièresyllabe. »

Un petit éclat de rire, frais, mutin, coquet et mignard, un rirede jeune fille, moitié rouée, moitié naïve, se fit entendre sous lacroisée, et interrompit les réflexions laborieuses du baron.

Il ramena son regard, qui errait à l’horizon, sur la lèvre degazon qui servait de ceinture au château, et il reconnut, enlacésau bras l’un de l’autre et se promenant dans la prairie, l’un desfils du veneur noir et la jeune fille qui lui avait servi deguide.

Le veneur portait le même costume que la veille, la jeune fillepareillement. Seulement, le veneur était démasqué, et le baroncrut, une fois de plus, qu’il rêvait les yeux ouverts, quand il sefut aperçu que le jeune homme était sans masque, et qu’au lieu deson visage de squelette décharné et rongé de vers, il avait unefigure presque imberbe, rose, franche, ouverte, éclairée par deuxgrands yeux bleus, et rayonnant d’un bon et expansif sourire quicertes n’avait rien d’infernal. Quant à la jeune fille, elle étaitvêtue comme la veille, mais elle parut encore plus belle aubaron.

M. de Nossac, qu’ils n’avaient aperçu ni l’un nil’autre, se pencha le plus qu’il lui fut possible pour écouter etsaisir quelques mots de leur conversation, qui paraissait vive etjoyeuse.

Ils ne parlaient point cette langue bizarre des veneurs noirs,mais du bon allemand de Berlin, de Stuttgart ou d’Heidelberg, unallemand fort pur et fort correct.

Le jeune veneur, qui devait être Bise-d’Hiver ou Brise-de-Nuit,était maintenant appelé Wilhem par sa sœur, qu’à son tour ilappelait Roschen.

La stupéfaction du baron allait croissant, quand, pour la mettreà son comble, la porte s’ouvrit à deux battants, et livra passageau veneur noir et à ses trois autres fils, démasqués tous quatre,l’œil riant et le visage aussi frais et aussi humain quepossible.

Les faces de squelette avaient disparu.

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