La Baronne trépassée

Chapitre 11

 

M. de Nossac était beau en ce moment suprême, beaucomme ce chevalier romain qui se précipita tout armé et à chevaldans un gouffre pour apaiser les dieux et sauver la patrie. Ilmarchait avec une lenteur terrible, une froide assurance, vers lemonstre qui l’attendait de pied ferme, après avoir fait un pasunique vers lui ; et il eût été difficile de dire lequel avaitune plus menaçante attitude, de cet horrible animal, qui attendaitson ennemi le poil hérissé, la gueule sanglante, l’œil terne etféroce, ou de cet homme, qui allait à lui la tête nue, sans armes,avec l’intention de l’étouffer dans ses mains blanches et souplescomme des mains de femme.

La créole était demeurée à cheval, pétrifiée, fascinée, étourdiepar une pareille audace ; elle suivait le baron d’un regardstupéfait et plein de terreur, croyant rêver sans doute, tant lespectacle auquel elle allait assister était inouï.

Enfin deux pas à peine séparèrent le monstre de l’homme. L’hommeavait fait tout le chemin. Il se retourna alors, et regarda lacréole : la créole semblait mouler la statue de laTerreur.

Vainement elle voulait crier ; vainement encoreessayait-elle de descendre de cheval et de courir à l’aide dubaron : sa gorge était crispée, sa selle paraissait être uncrampon de fer qui la vissait à cheval et la retenait immobile etparalysée.

L’œil du baron s’attacha sur elle un moment, et il put, par cerapide regard, s’assurer de l’effet tout puissant que le couragesans bornes produit sur les femmes. Puis il reporta son œil pleind’éclairs sur le monstre, et fit un pas encore.

Alors il croisa froidement les bras sur sa poitrine, etattendit, semblant lui dire : « Ferai-je donc tout lechemin ? » Mais le monstre ne bougea pas, le monstren’osa avancer. Il recula, au contraire, et sembla vouloir s’acculerau roc qu’il avait quitté et s’en servir comme d’un dernierrempart. Ce que voyant, l’homme fit un pas de plus, et se trouvasur lui.

Leurs haleines, l’haleine froide et cadencée de l’homme, et larespiration haletante et saccadée de l’animal, se croisèrent ;l’œil calme et terrible du premier heurta le regard féroce dusecond. Puis, ainsi que deux athlètes se mesurent une seconde avantla lutte, ils se contemplèrent et s’étreignirent du regard, undernier moment avant que les bras de l’un se décroisassent et quela mâchoire de l’autre s’ouvrît.

Et comme le monstre hésitait encore, comme il raclait le roc deson poil hérissé, essayant de reculer encore d’un pas et ne lepouvant plus, l’homme étendit les bras, et, plus rapide que lapensée, saisit de ses mains effilées et aristocratiques, dont letissu de satin recouvrait des muscles d’acier, la gueule béante dela laie au travers de laquelle passaient les terribles boutoirs, etil serra si fort cette gueule qu’il la ferma violemment, étouffantdans la gorge du monstre un grognement de douleur.

La laie se cabra, son cou musculeux se raidit ; puis, parune brusque secousse, elle essaya de dégager son groin. Si elle yfût parvenue, le baron était un homme perdu ; ses redoutablesboutoirs l’éventraient. Mais ses mains ne lâchèrent pasprise : elles étreignirent plus fort encore la gueuleécumante, écrasant, pour ainsi dire, les fosses nasales, etinterrompant toute respiration.

Le roc contre lequel le monstre s’était appuyé lui devenaitfatal, en lui rendant toute retraite impossible ; et quand ilse fut dressé sur ses pattes de derrière et adossé à ce murinébranlable, tout mouvement de ce genre fut paralysé.

Alors, comme les mains du baron paraissaient être converties enun étau et que l’étouffement affaiblissait son adversaire, il pensaqu’une seule main suffirait, et il porta l’autre à la gorge del’animal.

Ce fut une terrible lutte entre cet homme implacable et calme,rivant son œil de feu à l’œil épouvanté du monstre, et ce monstrequi se débattait convulsivement, essayant vainement de s’arracher àcette pression gigantesque, d’échapper à cette agonie de lastrangulation qui arrivait lentement, inexorable, barbouillant sesyeux d’un nuage de sang. Combien dura cette lutte ? cinqminutes peut-être, en réalité, une heure pour l’homme, un sièclepour l’animal, une éternité pour la créole, dont le cheval,intelligent spectateur de ce combat sans précédent, pointait lesoreilles et frissonnait sous elle.

Enfin un dernier râle, un dernier grognement étouffé jaillit autravers des doigts de fer du baron, de la gorge étranglée, de lahure écrasée du monstre… Et le monstre s’affaissa peu à peu, et,toujours accompagné par la redoutable étreinte, se coucha à demisur le sol. Le baron serra une minute encore ; une minuteencore il sembla vouloir incruster l’ivoire de ses mains dans leschairs pantelantes de son adversaire. Puis, enfin, l’une de sesmains abandonna la gorge pour saisir une des jambes de derrière dela laie et, la tenant ainsi, il la souleva, la balança au-dessus dela vallée, dont le dernier plan se trouvait à sept ou huit piedsplus bas que le roc, théâtre de son tragique duel ; et il lajeta, convulsive encore, mais désormais sans force, sur un monceaude cailloux, où elle tomba inerte et rendit le dernier soupir.

Alors le charme plein d’horreur qui fascinait la créole serompit, et exhalant un cri que nulle plume ne rendra, que nullevoix humaine ne pourrait reproduire peut-être, elle poussa soncheval vers le baron, qui avait recroisé ses bras sur sa poitrine,et, un sourire de triomphe aux lèvres, aussi calme qu’avant lalutte, mais pâli par l’effort suprême qu’il venait de faire,l’attendait immobile et debout sur ce roc qu’il avaitimmortalisé !

À dix pas de M. de Nossac, la créole se précipita àbas de sa monture, et courut à lui, pâle, haletante, presque aussibrisée que lui par l’effort moral dont elle avait accompagné soneffort réel :

– Mon Dieu ! murmura-t-elle d’une voix éteinte,n’êtes-vous pas blessé ?

Il sourit, voulut parler, et ne le put.

– Oh ! vous l’êtes, continua-t-elle éperdue.

Elle venait d’apercevoir l’écume sanglante que le monstre avaitbavée sur les mains blanches du baron.

– Non, fit-il d’un signe en montrant l’animal.

Puis la voix lui revenant :

– C’est le sien, dit-il.

Alors cet homme si fort jusque-là, cet homme qui n’avait ni pâlini tremblé en face d’un péril mortel, se sentit saisi d’unefaiblesse étrange, d’une émotion extraordinaire en face de cettefemme qui attachait sur lui un ardent regard, et il chancela. Ellele retint dans ses bras.

– Pardon, murmura-t-il, mais j’ai serré si fort, sifort…

Et il s’évanouit et s’affaissa sur lui-même.

La créole ne fit qu’un bond vers le filet d’eau qui courait aufond de la vallée, et prenant son chapeau d’amazone dont la plumes’était brisée au travers des taillis, elle le convertit en vase,et l’emplit. Puis elle revint au baron, et lui en jeta le contenuau visage. Et, comme l’eau était impuissante à le ranimer, elles’assit près de lui, prit sa tête pâle dans ses mains, l’appuya surses genoux, et imprima ses lèvres ardentes sur son front, quiruisselait d’une sueur glacée. Le contact de cette bouche fitinstantanément ouvrir les yeux au baron, qui poussa un cri de joieen voyant penché sur lui le visage ému et frémissant de cettefemme, pour laquelle il venait de braver la mort.

Alors la créole se prit à rougir ; et l’aidant à se mettresur son séant, elle se leva avec dignité, et se retira àdistance.

– Il n’est plus temps, madame, murmuraM. de Nossac.

– Que voulez-vous dire ? fit-elle toute troublée.

– Je vous ai devinée, en vain essaieriez-vous de mecacher…

– Mais quoi donc ? murmura-t-elle de plus en plusémue.

– Vous m’aimez ! fit le baron triomphant.

M. de Nossac s’attendait à un de ces mots, de cesélans qui jaillissent du cœur aux heures passionnées, et que rienne semble pouvoir arrêter.

Il n’en fut point ainsi, cependant : par une de cesréactions subites dont certaines femmes seules possèdent le secretet qui sont chez elles comme une preuve irrécusable de ladomination despotique de la raison et du sang-froid sur le cœur, lacréole regarda tranquillement le baron, et lui dit :

– Vous vous trompez, monsieur.

Le baron recula stupéfait.

– Monsieur, continua-t-elle, le danger que vous venez decourir m’a vivement impressionnée ; j’ai souffert pour vous,je vous ai porté secours parce que c’était mon devoir… J’aifrissonné, parce que vous accomplissiez pareille folie pour meplaire… Est-ce à dire, par hasard, que cet effroi, ces soins, cettesollicitude, soient de l’amour ?

La créole tremblait légèrement en prononçant ces dernièresparoles.

– Oh ! fit le baron, qui l’examinait attentivement, neniez pas, madame, ne niez pas !

Elle haussa les épaules.

– Fat ! dit-elle.

Et comme cette épithète lui faisait froncer le sourcil, ellecontinua :

– Est-ce que vous tiendriez à être aimé de moi ?

– Oui ; car je vous aime, moi, de toute la puissancede la passion.

La créole éclata de rire.

– Est-ce parce que je ressemble à Gretchen ?

M. de Nossac recula et pâlit.

– Non, dit-il résolument ; je vous aime, parce que jevous aime.

– Et… fit la jeune femme raillant toujours, m’aimez-vousbeaucoup ?

– Comme je n’ai jamais aimé aucune femme.

Un rire ironique crispa les lèvres de la jeune créole.

– Monsieur le baron, dit-elle, hier soir, après le souperque vous nous avez offert, et tandis qu’alourdi par les fumées duvin vous vous retiriez chez vous, votre ami, le marquis de Simiane,nous a raconté une partie de votre mariage et le méchant tour quela duchesse fit à votre femme ; ensuite vos aventuresinvraisemblables d’Allemagne, et votre double amour pour Gretchenet Roschen.

M. de Nossac tressaillit.

– Je les aimais moins que vous, dit-il.

– Qui me le prouve ?

– Mais, balbutia-t-il, ce que je viens de faire…

– Bagatelle ! vous avez risqué bien autre chose pourcette Gretchen dont je suis jalouse…

– Je l’aimais moins que vous… Maintenant, elle me faithorreur !

Un éclair jaillit des yeux de la créole, mais le baron n’y pritgarde : il était tout entier à l’entraînement de la passion,et couvrait de baisers brûlants les mains blanches de la jeunefemme.

– Monsieur le baron, reprit-elle, je ne suismalheureusement ni votre femme, ni Gretchen, malgré cetteressemblance que vous voulez bien me prêter ; par conséquent,ayez au moins la courtoisie de ne pas me parler d’un amour quin’est, à vos propres yeux, qu’un amour par procuration.

– Je vous aime pour vous…

– Toujours à cause de ma ressemblance avec Gretchen.

– Mon Dieu ! s’écria M. de Nossac avec uneimpatience mal contenue, j’ai déjà oublié Gretchen ; pourquoim’en reparler ?

– Vous avez oublié Gretchen ?

– Oui, madame.

– Monsieur, permettez-moi de me ranger à l’opinion de votreami, M. de Simiane.

– Hein ? fit le baron.

– Vous êtes fou !

M. de Nossac se mit à genoux, et lui prit lesmains.

– Madame, dit-il d’une voix émue, croyez-moi, je vousaime…

– Comment le croire ?

– Ne vous l’ai-je donc point prouvé ?

– Vous m’avez prouvé que vous aimiez Gretchen.

Le baron frappa la terre du pied.

– Tenez, dit-il en courant à son cheval et prenant unpistolet dans ses fontes, si vous me dites encore que c’estGretchen et non vous que j’aime, je me casse la tête.

Et comme il y avait une froide et désespérée résolution dans sonaccent, et qu’il l’eût fait comme il le disait, la créole courut àlui, mit sa belle main sur son bras, abaissa le pistolet, et luidit :

– Je vous crois.

Le baron poussa un cri de joie.

– Et… dit-il en tremblant, vous m’aimez…

Le danger était passé, car le pistolet était rentré dans lesfontes. La créole éclata d’un petit rire railleur etspirituel :

– Je ne vous ai pas dit cela, fit-elle.

– Mais… je vous aime, moi…

– Je le crois.

– Vous êtes donc de marbre ?

La créole regarda à demi ses épaules, que son justeaucorps dechasse décolleté laissait entrevoir, puis ses mains, pures de formeet d’une blancheur irréprochable de statue, et répondit au baron unmot sublime :

– Flatteur ! lui dit-elle.

M. de Nossac avait cru l’accabler de cette injure parexcellence des amants rebutés, et elle accueillait cette injure ets’en drapait comme d’un compliment. Cette réponse déconcerta lebaron une seconde.

– Tenez, reprit-elle, étendant la main vers le sud-ouest,ne voyez-vous pas comme le ciel s’assombrit ?

– Eh ! que m’importe !

– Nous allons avoir un orage terrible.

– Tant mieux !

– Tant pis ! car je ne vois aucune maison, aucunechaumière alentour qui nous puisse abriter.

– Nous trouverons bien une grotte, une caverne…

– Mais je préfère une chaumière. Allons, mon beauchevalier, en selle, et partons !

– Déjà ! fit le baron en jetant un regard de regret àce site sauvage où il avait bravé la mort pour cette femme, et aumilieu duquel elle avait le courage de le railler ; car ilsentait bien que, loin du cadavre de sa victime et rendus tous deuxà la vie prosaïque et réelle de la société, le prestige si faiblequ’il fût, dont il pouvait être environné encore,s’évanouirait.

– Il le faut, dit-elle, j’ai peur de la foudre.

Mais, comme si la foudre eût relevé cette sorte de défi, leciel, qui était entièrement noir, s’entrouvrit, un éclair immenseen jaillit et passa si près des deux chasseurs, qu’ils en furentéblouis. La créole se jeta frémissante sur le sein dubaron :

– Oh ! dit-elle, j’ai peur… sauvez-moi…protégez-moi…

– Vous voyez bien que vous m’aimez ! fit-iltriomphant, car vous vous appuyez sur moi comme un lierre sur unarbre fort !…

M. de Nossac tourna son regard dans tous les sens,cherchant un abri au milieu de cette nature sauvage etbouleversée.

La vallée était déserte, sans aucune habitation, sans la moindrehutte de bûcheron ou de berger.

Cependant un second éclair déchira la nue, un nouveau coup detonnerre retentit, la créole poussa encore un cri d’angoisse, etlui dit :

– Mon Dieu ! fuyons !… cachez-moi… j’aipeur !…

Et elle se pressait contre lui.

M. de Nossac n’hésita plus. Il prit la jeune femmedans ses bras, la mit sur sa selle, et sauta derrière elle,feignant de ne plus se souvenir qu’il avait lui-même un cheval. Lacréole n’y songea pas davantage.

Un troisième éclair lui ferma les yeux, et alors elles’abandonna, éperdue et folle, à son cavalier qui, sous prétexte dela maintenir solidement devant lui, la pressa sur sa poitrine assezfort pour qu’elle sentit les battements précipités de son cœur etqu’il entendît lui-même les siens. Car le cœur lui battait ;elle frissonnait, et elle étreignait les mains du baron avec uneforce telle, qu’il craignait à chaque seconde qu’elle n’eût unecrise nerveuse.

Était-ce la frayeur seulement qui l’agitait ainsi ? Ou bienle baron avait-il touché juste en lui disant naguère :« Vous voyez bien que vous m’aimez déjà ! » etn’était-ce pas le dépit, l’humiliation secrète d’avouer sa défaite,qui la jetait dans une pareille agitation ?

M. de Nossac, oubliant toujours sans doute son chevalà lui, lança celui qu’il montait au grand galop, revenant sur sespas et reprenant la route qu’ils avaient suivie une heureauparavant.

De larges gouttes de pluie commençaient à jasper les pierresblanchâtres de la vallée, et tombaient avec un bruit sec et presquemétallique sur les dômes verts des arbres, qui entrelaçaient çà etlà leurs branches au-dessus du sentier de la vallée.

Puis, ces gouttes se précipitèrent, se condensèrent, tombèrentbientôt en avalanche. Comme la foudre retentissait toujours, commeil était dangereux de galoper encore et d’ouvrir ainsi un courantd’électricité, les yeux de M. de Nossac se reportèrent denouveau à droite et à gauche, cherchant toujours un abri. Cet abri,il l’aperçut enfin. Un rocher, creusé à demi, avançait assez sur sabase par sa partie supérieure pour offrir une sorte de grotte et detoiture. Le baron poussa son cheval dans cette direction, sauta àterre, et porta la créole à moitié évanouie sur cet auventnaturel.

La créole se pelotonna de son mieux, se drapa le plus chaudementpossible dans le manteau que le baron avait détaché de l’arçon dela selle pour la couvrir, et les dents serrées par la terreur, lesyeux attachés avec une fixité effrayante sur le ciel que déchiraitla foudre, elle demeura immobile et froide auprès du baron, qui lacontemplait avec une respectueuse pitié.

– J’ai froid ! dit-elle tout à coup.

Il la prit dans ses bras et la serra sur son cœur.

– Vous me faites mal !… murmura-t-elle.

Ses bras se détendirent et lui rendirent la liberté. Mais, peuaprès, elle répéta :

– Dieu ! que j’ai froid !

Il la prit encore dans ses bras, et cette fois, soit qu’elle eûtfroid en réalité, soit qu’elle n’eût plus conscience de sasituation, elle ne résista pas à cette pression, et renversa à demisa tête pâle et sa chevelure en désordre sur l’épaule de Nossac, etferma les yeux.

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