La Baronne trépassée

Chapitre 1

 

Six mois s’étaient écoulés.

Aux dernières et chaudes journées de l’été, pendant lesquellesnous avons laissé le baron de Nossac prenant à Brest la route deParis, avaient succédé les jours d’automne, puis l’hiver nébuleux,puis le premier frisson du printemps. C’était à la fin de mars, lesoir de la mi-carême.

La journée avait été tiède et pure pour le vieux Paris ;une foule bariolée et masquée avait parcouru les quais et lesboulevards depuis le matin, pétillante de gaieté, riche de lazzis,émerveillée d’elle-même, et ayant à Longchamps, qui naissait alors,admiré avec cet étonnement naïf du Parisien, ce peuple si spirituelet si niais en même temps, la dernière perle de gelée miroitant aupremier bourgeon des arbres.

Les blanchisseuses de Paris s’étaient promenées dans les rues encarrosse et en calèche, mises comme des dames de la cour ;c’était leur droit ce jour-là, qui était leur fête.

Les dames de la cour avaient trouvé piquant de se déguiser enblanchisseuses, et de gagner le grand et le petit Porcherons dansdes carrioles d’osier dont les chevaux étaient pomponnés etenrubannés comme des rosières.

Sa Majesté Louis XV, dit le Bien-Aimé, alors un enfant de douzeans, brun, un peu pâle, les cheveux bouclés, les lèvres cerise, lamain fine et belle, l’œil bleu et bien fendu, Sa Majesté Louis XV,disons-nous, n’avait point dédaigné de se mêler à la fête.

Elle était venue de Versailles, accompagnée de M. le duc deBourbon, Premier Ministre, de M. de Villeroi, songouverneur, et du jeune duc de Richelieu, colonel des Suisses, queses fréquentes incarcérations à la Bastille sous feu le régent, sacomplicité dans la conspiration Cellamare, et son intimité avecMme la duchesse du Maine et la coterie de Sceaux,avaient mis en grande faveur depuis la mort du duc d’Orléans. Leroi, arrivé la veille à Paris, avait couché aux Tuileries.

Le lendemain, il s’était montré sur les boulevards et à l’Hôtelde Ville, où MM. les échevins et prévôts des marchands avaientdonné un bal de jour.

Là, il avait dansé avec les plus jolies filles de la capitale,et quand à cinq heures, le bal fini, il était remonté en carrossepour prendre la route de Versailles, il avait trouvé sur sonpassage une foule enthousiaste qui l’avait salué des crisfrénétiques de : « Vive le roi ! »

Pendant que le roi dansait à l’Hôtel de Ville, une partie de lacour, les dames à la mode, les roués, les jeunes fous, dansaientaux Porcherons.

Le roi avait été le héros de l’Hôtel de Ville, un simplegentilhomme était celui des Porcherons.

Il est vrai que ce gentilhomme avait trente ans à peine, qu’ilétait beau, malgré son front pâle et la fièvre ardente de sonregard, élégant de tournure, spirituel jusqu’à l’audace, magnifiquejusqu’à la folie, et qu’il se nommait le baron de Nossac.

Le baron de Nossac, que nous avons laissé brisé, meurtri, sur laroute de Brest à Paris, le baron de Nossac presque fou au départ dela créole, et qui était revenu à la cour pour s’étourdir. Il yavait réussi. Jamais, depuis six mois, on n’avait vu, soit à Paris,soit à Versailles, un gentilhomme plus magnifique, plusextravagant, plus spirituellement fou que lui. Depuis six mois, iln’était bruit que des fêtes bizarres et splendides qu’il donnait,des excentricités quotidiennes de son esprit, de sa manière devivre originale et sans nul précédent.

M. de Nossac était devenu l’Alcibiade de Versailles.Une seule chose lui avait paru manquer à sa gloire, un chien auquelil pût, comme le héros grec, couper la queue pour éveillerl’attention publique. Un de ses amis le lui avait fait observer, etincontinent, le baron avait juré de couper les oreilles à tous lesours du Jardin du roi. Ce qu’il avait exécuté avec ce sang-froidmerveilleux, cette audace terrible qu’il avait déployés en Bretagnedans sa lutte corps à corps avec le sanglier. Ce jour-là,M. de Nossac était déguisé comme la majeure partie de sescompagnons d’extravagance.

Tandis que chacun s’occupait, plusieurs jours à l’avance, de sondéguisement, le baron avait trouvé le sien tout fait, et n’y avaitsongé qu’une seule fois.

Une ambassade chinoise était arrivée depuis peu, composée dequatre mandarins de premier ordre, chargée d’offrir l’amitié duCéleste Empire au roi de France. La veille, l’ambassade avait étéprésentée à Versailles et reçue en grande audience du roi. Le barony assistait en sa qualité de colonel mestre de camp.

L’un des mandarins avait une robe clair de lune, qui obtint unsuccès de fou rire à Versailles, succès contagieux qui gagna Pariset excita les huées moqueuses des gamins et des polissons quand lecarrosse du mandarin traversa les Champs-Élysées. Dès lors, lechoix du baron fut fait. Il décida qu’il aurait une robe clair delune pour le lendemain, une robe absolument semblable à celle dumandarin. Une seule difficulté se présenta : on ne put trouverun tailleur qui la sût confectionner, ni un drapier qui possédât unseul coupon d’étoffe d’une nuance identique. Le baron, cependant,tenait à son idée ; il voulait avoir le lendemain, auxPorcherons, une robe couleur clair de lune.

– Prenez-nous la lune avec les dents, lui dirent sesfournisseurs, et avec un morceau nous vous ferons votre robe.

Le baron mit ses fournisseurs à la porte, et ne se tint pas pourbattu.

Le soir, les mandarins allèrent au spectacle, au grand Opéra, oùl’on donnait alors la Didon de feu le sieur Quinault. Lemandarin à la robe clair de lune fut invité à visiter lescoulisses, et s’engagea dans les couloirs obscurs, à traversmaintes forêts de carton et au milieu d’une population dePhéniciennes et de Troyennes dont les minois agaçants compromirentplus d’une fois la gravité du lettré du Céleste Empire.

Tout à coup une bascule joua, le sol s’entrouvrit sous son piedmal assuré, il poussa un cri, et disparut. Le mandarin était tombédans le troisième dessous, sur une pile de matelas. Le lendemain,aux Porcherons, l’étonnement fut général quand on vit le mandarindanser le menuet avec un loup sur le visage et sa robe couleurclair de lune sur le dos. Puis le mandarin ayant arraché sonmasque, les applaudissements retentirent, car on reconnutM. le baron de Nossac !

Qu’était devenu le vrai mandarin ? Était-il demeuré dans letroisième dessous ? C’est ce que nul ne sut aujuste.

Il y eut un dîner de deux cents couverts aux Porcherons. Puis,ce dîner fini et la brume tombant, on s’apprêta à regagner Paris ouVersailles.

Un groupe de jeunes et jolies femmes, toutes masquées, deseigneurs à moitié gris, d’officiers aux trois quarts ivres, et decroquants enrichis qui étouffaient dans leurs habits brodés, seforma autour du baron. Alors le baron prit chaque femme à part, etlui dit à l’oreille :

– D’où êtes-vous, belle inconnue ? de la cour ou del’Opéra ?

À celles qui répondaient avec indignation : « De lacour ! » il disait :

– Je donne un bal dans huit jours, je vous yattends !

À celles qui avouaient avec une orgueilleuse humilité qu’ellesappartenaient aux coulisses, il soufflait tout bas :

– Ce soir, à minuit, chez moi, rue Saint-Louis, auMarais ; on soupera. Silence !

Puis enfin, de même pour les hommes : à ceux qui avaientété jadis de l’intimité et des fins soupers du régent, ildisait :

– Ce soir, chez moi, on soupe !

Aux autres, il parlait du bal de la huitaine, comme il avaitfait pour les dames de la cour, recommandant à tous un profondsilence.

Puis il monta en carrosse, et reprit au galop, dans sa robeclair de lune, la route de Paris.

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